Cosmique, pas cosmétique

« Ce soir tu dors dans le dortoir Simone Bergizzi. Place 14, en haut, près de la fenêtre. »

A la seule idée de me trouver le nez sur la montagne, les yeux dans les nuages du soleil déclinant, les oreilles sifflées du vent qui les balaiera pour la nuit, je me réjouis. Et regarde Mélanie la gardienne éphémère du refuge des Cosmiques pour partager ma joie.

« Une grande alpiniste, Simone Bergizzi ? »

« Ah, mais tellement…  » répond-elle.

Les points de suspension de son regard me font rester au comptoir. J’attends des précisions, une information, le nom des voies ouvertes par cette grande dame de la montagne, que je ne connais pas.

« Simone, elle a ouvert à ski l’Hypercouloir du Brouillard… »

Les points de suspension sont encore là, alors, moi aussi. L’Hypercouloir ne me dit rien. J’ai bien entendu parler, comme tout amateur d’altitude, du Supercouloir, et je connais la propension des alpinistes à imager leurs exploits. Mais, l’Hypercouloir, jamais entendu ce nom. Encore moins accolé d’un « Brouillard » qui me glace plus qu’il ne m’émeut, évocation des heures sombres filmées par Resnais plus que des pentes lumineuses qui me font face.

« Hypercouloir du brouillard, une pente raide, j’imagine ? »

« Carrément… »

« Il est dans le massif ? »

« Si on veut… »

Mélanie me regarde, son sourire s’agrandit.

« Bon. Allez. Faut que je te dise : Simone Bergizzi, ce n’est que nous ! »

« Qui ça, « nous » ? » je demande bêtement.

« Nous, les filles du refuge. » Et d’un bras qui balaie le bureau la cuisine et la salle elle englobe l’équipe féminine des Cosmiques, les trois gardiennes du temple de la montagne qui ont décidé de renommer un de leurs dortoirs du nom d’une alpiniste aussi exceptionnelle qu’imaginaire.

« Pas beaucoup de femmes alpinistes, et on veut que ça change ! Alors, en attendant les vraies grimpeuses, on les invente. Ça nous stimule, et ça fait parler, » conclut-elle.

Sur ce, je monte rejoindre le dortoir de la grande Simone. Avant le dîner prévu à l’heure tardive mais tant pis de 19h, je m’installe sur la tranche de matelas n° 14. Dans le dortoir Simone Bergizzi, j’ai vue sur le mont blanc du Tacul, son impressionnant triangle de granit, ses pentes torturés qui n’augurent rien de bon pour les skieurs qui tenteront à la frontale de les gravir cette nuit.

Oui. La nuit. Car c’est la nuit qu’on l’affronte. La nuit, les obstacles dégonflent. Pas de crevasses ni de séracs, pas de gouffre où se précipiter ni de pente à dégringoler. Non, la nuit, on suit une trace finement déployée sur quelques mètres, une ou deux dizaines au plus. Frontale au casque, confiance au cœur, skis aux pieds, la nuit on progresse comme si de rien n’était – jusqu’au réveil du soleil petit-matinal. Là, un pur moment d’effroi, un pur moment d’angoisse rétrospective nous étreint lorsque, se retournant, on voit la taille des obstacles qui nous attendaient. Et qu’on avait heureusement oubliés. Alors, fort de l’insouciance que nous a offerte la nuit, on se sent prêt, un peu mieux, à vivre la journée. Au vu, et au su cette fois, des accidents de la topographie, nos peurs vaincues par la nuit.

Stai calmi – comme disait Bonatti. Stai calmi, grâce à la nuit.

Bien allongé sur ma couche n° 14 je vois par la fenêtre le triangle féroce et la pente abrupte, et pense à celle qui m’attend le lendemain de l’autre côté de la grande vallée blanche, vers l’Italie. Mes yeux s’égarent et dépassent le Tacul pour survoler le col du Rognon, la Combe maudite, le Grand capucin et jusqu’à la Tour ronde que je crois, que je pense… que je vois, oui, que je vois par ma fenêtre…

Ah, mais non ! Quelque chose, quelqu’un vient de me boucher la vue !

Un ombre longue et insistante s’étend devant moi, me masque les monts, me bloque le soleil, m’empêche, même en rêve, de voir ma Tour ronde.

Qu’est-ce ?

Je me relève et, assis sur mon matelas, je vois dans l’encadrement de ma fenêtre – oui, ce soir il s’agit bien de « ma » fenêtre – sur la petite plateforme extérieure construite juste au-dessous, une paire de larges épaules et un dos bien droit, corps posé, jambes légèrement écartées, des mains que je devine jointes au niveau de la taille, tenant quelque chose un tout petit peu plus bas. L’ensemble reste immobile pendant de longues secondes, un temps qui s’achève par un petit mouvement de balancier, frétillement du croupion et un retournement qui me fait apercevoir un visage détendu au sourire satisfait. Un mec vient de pisser sous la fenêtre de Simone ! Et bientôt cède la place à un autre alpiniste qui adopte rapidement la posture et la gestuelle du besoin en passe d’être satisfait. Et puis un autre, et un autre… encore un autre… et encore… c’est sans fin, un vrai défilé dans l’attente du dîner !

Mélanie avait beau m’avoir prévenu que, par manque d’eau au refuge, les toilettes étaient réservées aux besoins fécaux ou féminins et que les hommes devaient uriner à l’extérieur, je suis outré de voir mon paysage estampé de tant de désinvolture et me résigne finalement à tourner le dos à la fenêtre, me privant de la vue du Tacul rougeoyant pour éviter la parade des culs-nus compissant.

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