Posée sur une côte puissante, la ville de Swansea, ancienne cité industrielle et maritime, n’est pas encore saturée de réhabilitations industrielles et autres antres à startups et repaires de hipsters. Pour autant, la traversée qui me mène d’une chambre d’hôte dans les Uplands vers le port revisité en touristique marina me déçoit. En quête d’authenticité, je m’attendais à rencontrer un lampadaire à gaz, un bobby désarmé, des mineurs et marins en vadrouille. J’y croise du vide et de l’absence sur fond d’air marin à la douceur sournoise, loin des vagues et tempêtes sculptrices des blocs crayeux qui jalonnent les Galles. A les apercevoir, au loin, ces parois aveuglantes coiffées de vert qui cadrent Swansea, j’imagine déjà qu’il me faudra de bonnes godasses rétives à la glaise pour les arpenter. Mais Swansea, ce soir, ne m’inspire pas. Elle ne colle pas aux pieds, n’exulte pas les poumons, ses usines historiques et vétustes fabriques me laissent la faible impression d’une ville décomposée. D’autant qu’au long de mon parcours, je ne croise rien d’alléchant pour me restaurer. Rien, ou si peu. Quelques pubs désertés en passe de fermer, quelques banalités sur la marina, steakhouses et pizzerias latino-internationales à l’aspect lisse et policé qui ressemblent à partout, ou nulle part, et ne méritent pas qu’on s’arrête. Alors, j’entame un retour tranquille vers les Uplands en visant le stop dépité chez Tesco.
Jusqu’à la trouvaille. Celle qui réconforte l’errance, attise les narines, exorbite le regard, celle qui vous fait la langue prête à tâter, les papilles prêtes à vibrer et les borborygmes prêts à s’apaiser. La trouvaille, au hasard du retour, d’un véritable fish and chips à 4 £ populairement emballé dans un papier journal dont l’encre sent encore – serait-ce mon imagination ?- dont l’encre sent encore le plomb, la presse et le crime crapuleux. Croquant, brûlant, généreux fish and chips au piquant jet de vinaigre qui rassure : Swansea a mieux à offrir que ma première impression. Quelques bouchées sonores et sensuelles et me voilà le gosier satisfait, les joues pavées d’une friture résistante à toute injonction diététique, le palais à vif du laminage à chaud et des banderilles vinaigrées, les doigts onctueusement gantés. Ainsi paré, je finis par la dégustation de mon emballage, un article consacré aux aventures d’un germanique criminel anthropophage – article que je soupçonne le patron d’avoir mis de côté en hommage à Fawlty Towers. Et je rentre, apaisé, me préparer à une journée du lendemain qui sera laborieuse.
C’est la nuit sur Swansea. La nuit calme. La pluie. L’obscurité et le silence règnent sur une ville dénuée de toute envie de se faire entendre. Certes, on est lundi, certes, on est l’automne, pourtant je m’attendais à plus de mouvement mais Swansea reste inerte tandis que je dors. Et elle le reste quand je m’éveille oublieux de mon programme officiel du jour avec une envie renouvelée de falaises à escalader, de côte sauvage à découvrir, de vagues à prendre de plein fouet, une envie qui exige une mise en bouche plus solide que mes lointains ébats poissonniers de la veille. Je me lève, m’habille et sors dans le petit matin gallois brumeux et venteux à l’envi. J’ai le choix : aller à droite vers le centre-ville – drôle de centre, qui longe plutôt qu’il ne rassemble – et l’université où je devrai me rendre plus tard, ou bien à gauche vers les Uplands encore inconnus. Une brève hésitation, et puis : allons ! Tentons ! Allons voir ce qui se trame au-dessus. Oui, montons, voyons ce que nous offre le chemin. Allons matinalement, l’humeur au vent et les narines alertes, peut-être jusqu’à la maison natale de Dylan Thomas au numéro 5 de l’imprononçable Cwmdonkin drive. Ou plutôt, faute de poésie, arrêtons-nous à la première enseigne qui nous allèche et entrons, tranquillement, au BrewStone. Et là, avisons.
Alors, oui, tu as remarqué, je me nounoie. Je précise tout de suite que ce « nous » en rien royal n’est là que pour me donner la force d’affronter ce qui s’annonce comme le plus Rabelaisien des breakfasts. Car le Brewstone aux allures de pub postmoderne avec ses briques bien sablées, tables en bois de récup, IPN à nu, grand comptoir, piercings et tatouages, ne plaisante pas avec le solide. Son Brewstone breakfast est un gage de survie, un sauf-conduit tout-puissant pour une traversée de la mer Celtique à la nage, une excursion à la rame au Svalbard, voire, une expédition vers le pôle et ses confins. Et moi qui viens pour préparer une paisible journée de mathématicien, je me sens bien seul pour dévorer ce que m’amène le barbu du matin. « Allons, courage, je suis là, » me souffle mon gourmand doppelgänger avide de se jeter sur la saucisse bien grillée et les pommes de terre rôties qui l’accompagnent. « Trop facile ! », je lui réponds, il n’a pas comme moi l’ambition de survivre à l’épreuve, je sais bien qu’il se contentera de disparaître dès le repas terminé, sans demander nos restes. « Allons-y ! » m’insiste l’égoïste en lorgnant l’épais bacon aux longues stries translucides, en admirant les champignons bien rissolés qui se confondent avec la terre de l’assiette à la belle teinte brun-doré. « Promis, on partage », me jure-t-il encore à l’oreille tandis que j’inspecte de la pointe du couteau le toast parfaitement rôti à la mie encore souple sous la croûte sonore.
OK. J’abdique. Allons-y. Oubliée la gorgée de café raisonnable, oubliée la retenue matinale satisfaite d’un croc de pain surmonté d’une fine pellicule de beurre, oublié mon double évanoui dans la brume de mes appétits, je plonge sur le breakfast comme si ma vie en dépendait. Mon humeur, elle, en dépend et se réjouit de la première bouchée de saucisse fondante au goût légèrement fumé et à l’acidité caractéristique, tissée de filaments d’un poireau bien local qui fait glisser le gras comme on se ferait bercer par une vaguelette. Puis la roue tourne et c’est un œuf poché que je perce pour jouer, appuyant juste assez sur le blanc tout frisoté de sa cuisson vinaigrée pour que sourde le jus jaune qu’il renferme. Jus qui s’écoule et masque la pointe du triangle toasté que je lui présentai. Mais les champignons s’impatientent dans l’assiette, petits chapeaux s’agitant attendant d’être croqués, alors je délaisse mon jus jaune pour aller les satisfaire. Quand soudain, se dressant au milieu du chemin, la large tranche de bacon s’interpose et me barre le passage en exigeant son dû ! Peu à peu un ballet s’improvise, mes appétits ballotés entre patates sautées, champignons dorés, saucisse galloise et bacon impératif, le rythme marqué du lent écoulement hors du blanc du poché, clepsydre improvisée d’une interminable profusion.
Enfin, interminable… c’était compter sans nos efforts conjugués. Quelques derniers tours dans l’assiette et bientôt plus rien ne subsiste. « Tu vois, ce n’était pas si dur ! » reprend mon compagnon un instant abandonné. Je le cherche du regard mais ne le vois pas, pourtant je sens sa présence fraternelle au creux de mon ventre. Clairement, il fallait être deux pour finir ce repas.
Revenant repu à une sobre réalité, loin des falaises, des vagues et des vents, j’entreprends jusqu’à l’université de Swansea une longue marche qui fond sur ma digestion comme un tonnelet d’eau sur un lendemain de cuite.

Une réflexion au sujet de « Du papier journal pour mon fish and chips »