La brèche

(en rêvant à partir d’une photo de Laurence Biaggi)

Lilian vole depuis qu’il est né. Depuis la première fois, tombé de son berceau. Depuis les bras de son père, jeté en l’air de rire et de joie. Depuis l’école, saut en hauteur, skateboard et adrénaline.

Lilian a découvert le wingsuit il y a deux ans. Prudemment d’abord, l’abordant par le parapente puis, plus ardemment, papillon adorateur du feu, Icare moderne fasciné de science du vol. Là-haut, Lilian n’a jamais peur. Ailé, il suit les oiseaux. Accompagne l’aigle et le gypaète qui trônent au col des Montets. Circumnavigue avec les vautours du cirque de Navacelles.

Au sol, Lilian n’a plus d’amis. Ses amis sont ailés, griffus, munis de becs et emplumés. Il les rencontre au-dessus de la surface du globe, dans l’air qui se raréfie, exposés aux pleins vents, amis de la foudre et de la grêle. Oiseaux, parapentistes, wingsuit addicts.

La brèche dans la montagne l’appelle depuis la première fois qu’il l’a remarquée lors d’une simple promenade aérienne, une balade en parapente, un vol facile et peu engagé. Il voulait aller jusqu’à la mer. Faire le migrateur. Être un oiseau, un vrai. Partir, loin. Et puis, il a vu la brèche. Lilian a interrompu sa trajectoire pour la survoler, de loin, plusieurs fois, rapace au-dessus de sa proie, solaire au-dessus des ténèbres. Le « V » majuscule écrit sur la montagne lui a inspiré une nouvelle folie, une acrobatie qu’il n’aurait jamais imaginée avant que la brèche n’apparaisse dans son paysage et lui dise, à lui, Lilian sans peur, Lilian chevalier d’absurdie, de venir la visiter. Son « V » était l’invite qu’il attendait, Lilian était celui qu’elle attendait pour combler son vide.

Aujourd’hui, Lilian se prépare. Il porte son vêtement de feu, ses ailes minuscules à peine tendues de ses mains à ses pieds, accoutrement d’écureuil volant calibré pour planer, qu’il va exploiter du mieux qu’il le pourra.

Aujourd’hui, c’est le jour de la rencontre. Plonger de la falaise en face, filer droit au-dessus de la vallée, prendre un courant traversant, viser juste et foncer dans la brèche. Bien sûr, bien vivant, bien confiant. Le moment le plus intense, celui que Lilian attend depuis des semaines, sera la traversée. L’effet Venturi qui va accélérer l’air et le porter haut et fort entre les murailles de granite qui le regardent avec désintérêt, lui, l’oiseau sans aile, l’humain ailé, le fou volant. Une accélération qu’il va sentir et dont il va profiter pleinement pour reprendre des forces, reprendre de la vitesse, prendre un nouvel essor pour un nouvel envol.

À mi-chemin dans les airs, Lilian croise un vol d’oies migratrices. Elles l’accompagnent en direction de la brèche. Solidaires de Lilian, les bêtes volent en « V » dans une fratrie d’ailées. Un compagnonnage dont Lilian est fier et qu’elles semblent apprécier. Ensemble ils survolent la plaine, laissant tout au loin, tout en bas, le fleuve et ses méandres, les mares formées à la fonte des glaciers, les rigoles qui s’assèchent à l’arrivée de l’automne. À l’approche de la brèche, les oies dérapent et s’en vont reprendre le cours de leur vol à destination d’Afrique.

Lilian accélère encore. Happé par le courant. Secoué par le vent. Bousculé des oscillations de l’air face aux aspérités qui s’annoncent.

Voilà.

La brèche est là. Juste devant. À cinquante mètres. À trente. À vingt. Le cœur du « V » est proche, si proche, bien plus impressionnant qu’il ne lui était apparu, avant. Irrégulier, orné de pointes coupantes et d’arêtes tranchantes. Lilian prend peur. Tente de redresser sa trajectoire pour passer bien au-dessus dans le « V ». Mais le cœur l’appelle, la pointe du « V » l’invite et il ne contrôle rien. Ses maigres ailes dépenaillées inutiles face à la pesanteur, la force qui l’entraîne inexorablement vers la roche dure et compacte.

Vers la mort.

Dix mètres. Cinq mètres. Quatre. Trois.

Un mètre.

Le ventre de Lilian effleure le cœur de la brèche et il passe, libéré, de l’autre côté.

Lilian a volé aujourd’hui. Demain il volera de nouveau, l’affront de la mort oublié.

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