Courir partout. Se démener. Se débattre. Se décarcasser. Oui, il faut un peu de tout, et beaucoup de ça, pour en voir, maintenant, des Russes. En France, tout Russe qui paraît s’annonce ukrainien, activiste ou troisième génération. Finies, les injonctions cyrilliques sur la piste d’atterrissage de Courchevel pour accueillir le jet privé chargé de caviar et Pravda. Finies, les pavanes enfouraillées et enfourrurées dans les rues de Chamonix ou de Zermatt au pied des hauts sommets des Alpes. Maintenant, tu dois te montrer ukrainien, ou activiste, ou troisième génération. Mais t’affirmer russe, pas trop, si tu vois ce que je veux dire… en tout cas pas trop fort.
C’est sans compter l’âme russe qui a les épaules larges et le verbe haut ! Et mes trois voisins de table de La Crémerie du Moulin où je me remets doucement d’une belle journée de grimpe ne se cachent pas. Ils clament fort leur russitude inébranlable, leur slavité absolue, leur refus de toute discrétion. Nul besoin de se contorsionner le pouls ou se bloquer la respire pour en obtenir la preuve, ils le disent, ils le pensent, il l’expirent de tous leurs mots. Ils sont sont russes, et alors ? Ils sont là, et alors? Ils ont bien le droit, au Praz de Chamonix, de se sentir comme chez eux. Oui, ils sont ici chez eux et le font remarquer à la jeune serveuse qui leur apportent des hamburgers aux noms si fleuris qu’ils masquent traîtreusement une uniformité à peine écornée de tranches de fromage aux diverses origines – on commentera un jour ces emphases de menus où chaque ligne vaut ingrédient qui transforment la carte d’une honnête mangeoire locale en Larousse gastronomique – oui, nos Russes des Praz viennent ici tous les soirs depuis un certain temps (peut-être d’avant-guerre ?) (peut-être du temps où ils étaient bienvenus ?) et se vexent sans subtilité qu’on ne les salue pas. Qu’on ne leur accorde pas le caractère d’habitués, qu’on ne reconnaisse pas leur nature éminemment locale. Ils sont ici chez eux, ils sont vexés et le font savoir entre deux longues gorgées de bière, deux grosses mâchées de burger.
Oui, ils sont ici chez eux et demandent qu’on le leur accorde sans qu’ils aient à quémander.
Mais les temps ont changé. Finie l’obséquiosité mâtinée de désir pour les espèces poisseuses des oligarques énergétiques. Finies les courbettes déférentes et la veule camaraderie avec les bruyants protégés de Poutine et autres excroissances sonores du Kremlin. L’époque est à l’Ukraine, à la défense des opposants, au soutien aux victimes et au rejet des oppresseurs. Pétrodollars ou cryptolingots, tapis de peaux de bêtes ou doudounes en fourrure, héliportage au Mont Blanc ou dépose en poudreuse italienne, aucun de ces éclats ne brille plus aux yeux de la vallée. Les Russes se replient vers d’autres pentes plus accueillantes, envisagent peut-être d’annexer la Bulgarie, skier dans les Carpates ou freerider en Iran. En attendant, Courchevel s’est désemplie. Val d’Isère ne chuinte plus. Les « R » roulés et les « I » pincés ont déserté les Alpes. Chamonix a retrouvé ses Anglais préférés.
La serveuse a fini de servir et continue d’ignorer. Mes voisins à la langue familière ont fini d’exiger et continuent de parler. Oui, ils parlent, mais moins fort. Entre eux. Sans espoir. Ils mangent leurs burgers, boivent leurs bières, échangent en demi-teinte, prennent des nouvelles de la famille. Téléphonent aux amis exilés. Sans éclats. Sans esclandre. Sans faire plus de bruit que d’habituels touristes dans une classique station. Des Russes discrets, voilà ce qu’ils sont devenus.
Leurs burgers achevés, leurs bières asséchées, ils se regardent sans plus de commentaires. Le silence s’installe. La serveuse qui aurait dû les reconnaître dessert leur table sans un mot, et mes Russes sous-titrés ne cherchent même plus à la faire parler. Ils s’avouent, humainement, vaincus. Ils paient, se lèvent, ils partent. Et avec eux, la tension des exigences déçues, des espoirs indécents.
Je finis sans mot dire ma pizza, des sons et impressions de l’enfance encore plein les oreilles, mes douces réminiscences de l’illusion communiste évanouies une fois la porte refermée sur mes locaux délocalisés.
