Le faux pho

Marcher dans Paris, un beau matin. Soleil piquant, froidure sympa. Je passe derrière Notre Dame laissant loin de moi les badauds ébahis, je reste rive gauche – impossible de franchir le pont et interdit de circuler (même à pied ?) dans les arrondissements de l’Hôtel de de Ville. Une volonté, peut-être de se ghettoïser, Ô noble maîtresse des lieux ? Je ne sais pas et ne me joindrai pas à la cohorte des Parisiens mécontents qui oublient le bonheur de circuler sans effort, respirer sans peur et marcher sans prendre garde, les yeux grands ouverts sur la Beauté sans redouter l’affrontement délétère avec une carrosserie embusquée.

Non, je resterai content, poli et reconnaissant à Sa Seigneurie du 1er d’avoir protégé son pré carré.

Mais, reprenons. Matin piquant, froidure bienvenue, la rue du Petit Pont devenue celle de Saint Jacques sans même s’en rendre compte et me voilà, estomac aux aguets, papilles en vadrouille et narines à l’affût, les sens tout tendus vers ma destination de midi. J’ignore le Mirama et ses viandes exposées, rôtisserie imparable qui me tend ses pattes de canard laqué et ses doigts de porcs confits, mais pas aujourd’hui, trop de monde, trop de riz, trop de lourd. Je slalome entre les gargotes à touristes qui maculent le quartier, adresses de basse plaine pour raclettes et fondues, pizzas berbères et kabyles, grecs turcs ou syriens, restaurants français antédiluviens, et continue ma recherche.

Oui, ce quartier, depuis la fin de Lengue, ne mange plus.

Il y a bien ma cantine, un Palais de la griserie qui jamais ne déçoit à défaut de surprendre, mais non. Pas aujourd’hui. Aujourd’hui mes pas stimulés de l’air sec et du beau me demandent autre chose. un plat qui remplit mais légèrement, un plat qui nourrit sans peser. Un plat complet, revigorant, et surtout un plat chaud. Pas de doute, aujourd’hui, c’est le temps d’un pho. Soupe merveilleuse d’évidence, qu’on croie ou non à son étymologie coloniale, soupe d’un bouillon d’épices survolté de cannelle, aux pâtes juste cuites et aux viandes abondantes. Soupe ravissante qui allie le fondant du paleron, le gras tout goûteux du plat-de-côte et la tendreté savoureuse du filet à peine cuit. Voilà le pho en toute majesté, surface piquetée de gouttes de citron vert, submergée par une invasion de basilic au fort goût d’Asie du sud-est. Et la petite bouchée difficilement maintenue au bout de baguettes audacieuses va tremper dans une sauce soja et piment mi-sucre mi-brûlant qui file un bon coup de fouet à la rondeur extrême.

Oui, ce pho que j’anticipe, ce pho que j’adore, je le trouve ce matin au 5 rue Saint Jacques – d’ailleurs, comment se tromper : la devanture affiche « Pho 5 ».

D’un pas décidé, sûr de mon fait, j’entre, prêt à laisser son odeur m’envahir. L’odeur que j’attends, l’odeur de chez Le Kok, l’odeur de Pho 14, l’odeur du 1331 nouvellement installé, je la trouverais sans faillir dans mon 13ème préféré, quartier que j’écume depuis des années et où rarement j’échoue. Mais je ne suis pas dans mon quartier de choix, et je dois composer. Sûrement, ce Pho-là saura lui aussi m’accueillir.

Tandis qu’on m’indique aimablement une table je cherche, nez relevé, tête inclinée, poumons bien actifs, je cherche l’odeur qui irait avec le nom. Pourtant, bizarrement, ce Pho 5 ne sent rien. Les épices cantonnées au territoire cuisinier ne s’échappent pas vers la salle aseptisée. Le bouillon qui sans nul doute chantonne dans de grosses marmites posées sur des feux doux et constants, le bouillon qui sans nul doute bouillonne depuis au moins ce matin, et plutôt la veille, ce bouillon qui donne corps, liquide amniotique d’une naissance que je m’apprête à célébrer, ce bouillon, donc, reste chez lui. A mes narines, seules parviennent le déodorant de mon voisin un peu trop proche, et les rires – oui, les rires sentent aussi… – les rires de la grande tablée qui a cru bon de réserver.

Circonspect, j’attends. Un oeil sur le menu et je commande sans hésiter une soupe tonkinoise spéciale dont je me demande si je l’ai bien prononcée (mais la carte est en français et j’ai dû m’en sortir).

Voilà d’ailleurs qui aurait dû m’inquiéter : sur le menu, n’était pas inscrit « Pho » maquillé d’accents indéchiffrables et suivi d’une traduction regorgeant de qualificatifs, descriptifs et additifs. Sur le menu que j’ai parcouru trop rapidement pour laisser à mon sûr instinct de gourmand corriger mon appétit aiguisé par le froid, figurait simplement « Soupe tonkinoise spéciale » suivi de maigres précisions.

Hmm… Pourquoi tout ce français ? Pourquoi toutes ces absences ? Et, oui, que me cache-t-on ?

Enfin, mon pho arrive et me ramène au sujet du moment. Apprécier, humer, sentir, glisser et kiffer. A cette distance, sûrement, le bouillon s’évapore et va flatter les papilles. La serveuse me dépose le bol fumant – oui, la température est correcte – et je ferme un peu les yeux à la recherche de la suite.

Rien.

J’inspire plus. Me concentre. M’applique.

Non, rien. Toujours rien. Ce pho-là n’a plus d’odeur d’épices qu’une vulgaire eau bouillie.

Heureusement, les herbes aromatiques débordent généreusement du plat que l’on pose sur la table, à côté des quartiers de citron vert et des petits piments découpés en robustes rondelles…

Non. Je divague. Me suis cru chez Pho Bida. Ce n’est pas comme ça chez Pho 5. Seules flottent quelques herbes maigrichonnes, noircies par un séjour prématuré dans l’eau bouillie, trois sombres feuilles de basilic qui peinent à rendre à l’eau une senteur plus festive.

Las d’espérer sentir, je me décide à goûter.

Rien de grave ne se passe : ce pho est comestible, c’est déjà ça.

Je re-goûte. Aspire quelques nouilles, dures et collées, ridiculisant au passage mon usage des baguettes pourtant longuement pratiqué. J’aspire, emmène avec moi un nœud impossible à défaire que je finis par Gorder comme le fit Alexandre.

Bon. Mauvais départ. Ce pho et moi, on ne se comprends pas, peut-être dois-je lui témoigner un peu plus de respect. Laisser de côté ses évidents travers et apprécier positivement ce qui fera son charme : ses viandes bien cuites ou juste pochées qui donnent à tout pho son pouvoir de séduction.

Délaissant pâtes collées, herbes noircies et eau bouillie, je me tourne vers le saignant.

Froid.

Oui, le filet est froid – jeté du frigo direct sur son lit d’eau il n’a pas eu le temps de chauffer.

Tendre, oui, nécessairement. Mais froid. Sans aucun goût.

Tant pis. Le plat-de-côte, sûrement, aura bénéficié de tout son temps de cuisson. J’en saisis une tranche, la dépose sur ma langue. J’attends. J’attends qu’il fonde mais ça ne vient pas. J’attends que la graisse se dépose et me goûte quelque chose mais ça ne vient pas. Dépité, j’avale. J’ai donné à mon pho toutes ses chances et il n’en a saisi aucune.

D’une bouche utilitaire je calme l’estomac et me lève sans traîner. A la caisse, j’entends parler le gérant et la serveuse : bien que notoirement incompétent, je ne reconnais aucune des intonations nasales et chantantes de mes restaurants habituels, et je comprends enfin qu’il ne sont pas vietnamiens.

Voilà. Tout est dit. J’ai tenté un faux pho, bien mal m’en a pris.

Eclairci, je sors retrouver la beauté et l’air frais, qualités authentiques d’un quartier aux goûts si factice.

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