De la glace au chocolat

Val d’Aoste. Contrée d’histoire. Napoléonienne, francophone et glaciale. Petit Québec d’Italie.

Passé le tunnel du mont Blanc, on laisse avec une pointe d’envie la télécabine du Skyway se pavaner sur les câbles aériens qui l’emportent vers le refuge Torino, et on file droit vers la vallée. Quelques lacets plus bas, on enquille les tunnels de l’autoroute des Titans, au nom empreint d’une emphase qui serait qualifiée de méridionale si elle n’était si parfaitement justifiée – titanesques, ils le furent, ces géants vers foreurs, tunneliers aveugles et acharnés qui nous creusèrent le chemin.

Aoste, donc.

Tunnel. Du ciel. Tunnel. Lumière. Tunnel, tunnel. De l’eau. Des arbres. Des pentes. Tunnel, encore. Ciel couvert mais plus heureux qu’en France. Moins de pluie, moins de neige. Un peu plus de clarté alors que le jour finit de se lever et moi, de me réveiller. Quittons l’autoroute des transperceneiges. Et nous montons.

Nous voilà partis pour grimper.

Car grimper, c’est son truc, à l’Aoste. Il aime les rochers saillants, les arêtes coupantes, le ciel gris et les flocons qui te spindrift la gueule. Et plus encore à Cogne, cœur froid de l’Aoste, lieu dévot de l’eau figée en vol, galerie en plein air de sculptures qui s’inclinent devant le froid magicien. Oui, à Cogne, lieu des miracles de glace, camp de base des glaciairistes qui l’investissent dès le zéro dépassé pour naviguer sur l’H20 à l’arrêt, à Cogne donc, grimper. Planter les piolets, taper les crampons. S’ancrer comme on jetterait l’ancre depuis le pont d’un bateau. Rester immobile, bras tendus, pointes fichées, en sécurité. Et puis tester. Tirer. Se hisser au bout des piolets. Fugace impression de solidité.

Un temps, la cascade fige l’instantané, le flow à l’arrêt, slow motion de montagne. Les bras tendus, les jambes pliées prêtes à pousser, le corps légèrement décollé, les yeux tournés vers le haut, on est bien, sur la glace. On est bien, en sécurité. Ancré. Fiché. Planté. Souverain. Grimper sur la glace comme on gravirait un escalier. Fugace impression de contrôle.

Et la glace remue. Craque. Sonne siffle pète ou crisse. Se liquéfie. D’un coup les mains tremblent. Les pieds oscillent. Les piolets s’inquiètent. Le bruit de la glace ordonne le mouvement. Vite il faut vite il faut vite on doit vite s’élever ! Ne pas s’attarder. Ne pas se laisser bercer de la solidité. On doit monter, sinon redescendre. Mais redescendre, c’est trop vite. Trop dangereux. Trop brutal. Alors, monter. Figer un instant de solidité dans la glace redevenue amie. Laisser plus bas que soi l’impression inquiétante de faiblesse, de liquéfaction, le bruit des écoulements qui se cachent derrière la paroi de verre. Ne pas se laisser distancer par les flots. Eux, fondent vers le sol. Et toi, monter. Si possible. Monter. Grimper. Retrouver une glace ferme, taillable et malléable, ductile et robuste. La tester. La gravir. Et vite l’oublier tandis qu’elle se transforme. La glace à Cogne est une matière vivante. Dure au toucher, froide, bleue, claire ou foncée, noire ou blanche. Facettes de cristal ou dégoulinades bosselées, plaques réfléchissantes ou couvertures noircies de rochers, simple membrane qui masque l’eau qui pousse ou solide ancrage qui rit dans le froid, la glace à Cogne est de toutes les variétés. Et la voie se déroule, d’une surprise à une autre, d’une facilité à une difficulté, d’un moment de plaisir à une nouvelle inquiétude.

Et finalement, sortir. Se congratuler. Remercier le guide qui a montré, veillé, assuré. Et, sifflotant, redescendre par un petit chemin de neige agréable et facile, une descente bienvenue dans les bois vers l’eau qui, en bas, danse, crie et bondit sur les rochers. Se retrouver soi-même prêt à bondir de joie.

Car Cogne, camp de base sachant vivre, possède un atout que d’autres n’ont pas : Cogne a le chocolat.

(Début de dialogue imaginaire)

  • Oui, alors, d’accord, je sais, le chocolat, haha, c’est bateau, d’ailleurs tu n’es pas en Suisse mon coco mais en Italie, et donc de quoi parles-tu ? De quel aliment banal et lacté, de quelle huile de palme au goût de praliné veux-tu me faire accroire que tu t’es gobergé ? Oui, car enfin ! D’accord tu grimpes, d’accord tu trimes et tu sues, ce n’est pas une raison pour te désoxygéner le cerveau au point de raconter des fariboles et calembredaines. Du chocolat à l’italienne ? Et pourquoi pas des carbonara à la française, ou du camembert à la suédoise ?
  • Mais si ! Mais si, je t’assure ! Je te promets ! Viens avec moi goûter le chocolat de Cogne et tu me diras.

(Fin du dialogue imaginaire)

A Cogne donc, redescendre. Retrouver un parking, une voiture, des chaussures. Se promener dans la ville aux cafés presque fermés un lundi de temps gris. Chercher. Et trouver. Le fameux chocolat dont je vais tant te parler n’est pas un agrégat de carrés accolés, un prisme étiré ou une ronde ganache. Non, à Cogne, le chocolat, il se boit.

Enfin…

Se boit-il ? Ou se mange-t-il ? Difficile à dire.

Le chocolat chaud de Cogne – puisqu’il faut utiliser ce nom si trivial – n’a de la banale boisson cacaotée lactée que le nom. Servi avec une montagne de crème fouettée posée à sa surface, il se rehausse d’un panache blanc qui évoque d’anciennes conquêtes françaises. Et si, en Italie, on se rit d’Henri le Navarrais, on reste sérieux sur le sujet du panache. Papale gourmandise, la fumée blanche s’élève comme par miracle au-dessus de la tasse. Toute de neige aérienne, elle macule d’abord mes lèvres de blanc, puis les pique de noir à mesure qu’elle se charge des particules issues des profondeurs. Car sous la blanche crème se terre le chocolat de Cogne. Boisson solide aux allures de magma en fusion, chaud chocolat si épais qu’il te tient la cuillère bien verticale pendant que tu l’observes, le chocolat chaud te met au défi. Te demande par quel bout l’aborder, et si tu vas pouvoir t’affairer. Epaisse rondeur entassée sur elle-même, chaude couleur et ridules qui se forment à mesure que tu lui enlèves sa couche protectrice, il se révèle, seul, unique, impavide. Le chocolat chaud de Cogne est une île imprenable, un volcan de bonheur, cratère à investir qui sait se défendre. Tu ne peux l’avaler sans un geste, le faire glisser le long de ta glotte comme si rien n’avait d’importance. Non, tu dois lui parler. Le regarder dans le profond de ses tourbillons, le travailler du bout de ta cuillère, tu dois oser, mais c’est douloureux, tu dois franchement faire, mais c’est délicat, un ouverture sur sa surface qui se solidifie à mesure que tu attends. Il faut le forer, ce chocolat, breuvage de titans à transpercer avec ardeur, il faut pénétrer et tester ses profondeurs, aller jusqu’au bout de la tasse pour toucher le fond et sentir toute sa force. Sa puissance tellurique. Son essentialité.

Le chocolat chaud de Cogne est avant tout un refuge de terre. Avant d’être bu, ou mangé, avant d’être dégusté, ou avalé, il est regardé. Observé. Se sent pousser des ailes de César, délivré de son panache il se révèle nu devant toi.

Bref, il impose.

Alors, que dire de toute sa douceur quand enfin tu guides à ta bouche une cuillerée de mixture et que se posent tes lèvres, quand, intimidé, tu fais glisser la masse tremblotante qui ne coule pas vraiment, ne se décide pas tout-à-fait, que dire de toute sa douceur quand il t’envahit lentement la bouche, commençant par la langue qu’il tapisse, les joues qu’il caresse, brûlante douceur au goût puissant qui s’installe au fond de ta gorge ? Oui, que dire de la surprise que tu ressens quand, toute dureté disparue, toute épaisseur oubliée, le chocolat chaud de Cogne te ramène à longtemps, à l’avant, à la douceur d’une bouillie de dessert qui satisfaisait ton ventre d’enfant ? Oui, il a ce pouvoir, madeleine italienne du grimpeur, de te faire revivre des émotions oubliées, de sorte qu’encore en tenue bien adulte, ayant accompli des exploits si sérieux, tu ne ressentes devant lui que l’absolu contentement de celui à qui on donne tout et qui n’avait rien demandé.

Voilà.

Quelques dernières gouttes, des gouttes solides qui se détachent difficilement de la paroi, des gouttes qui font « ploc » sur ta langue et « plic » sur tes dents, gouttes qui, glissant, t’évoquent la lente mouvance de la neige et de la glace quand elles changent de consistance jusqu’à ce que, glace grimpée, chocolat bu, journée parachevée, tu retraverses les Titans, le tunnel et le mont Blanc.

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