L’Eterle, n’est-elle pas ?

Saint Gervais, petit havre touristique et tranquille en cet hors-saison de fin de saison. Dehors, on entend un silence apaisant, le silence des villes en hibernation décalée, calme des stations hors du temps, la ville devenue camp de base de rares skieurs étrangers venus profiter des Alpes lorsque les scolaires planchent. Dans la rue, on parle peu. Et ce matin très tôt, attendant L… qui vient me chercher pour une journée en montagne, on ne parle pas du tout, le silence de la fin de nuit piqué de faibles bruits qui montent de la vallée, rares moteurs et roulements lointains. La journée commence en silence, mon nez bercé par l’odeur de la roche encore humide avant que le soleil efface les traces de la nuit.

Oui, aujourd’hui sera une journée de silence.

Nous partons, direction les Aiguilles rouges. Calme, luxe et volupté du skieur-alpiniste en recherche de plaisir. Passé le maigre agrégat des skieurs qui s’affairent au Brévent en attendant que la neige ressorte de ses prisons atmosphériques, nous nous retrouvons seuls. Complètement seuls. Vue sur l’infini, et personne à contourner. Rares traces esquissées sur la neige de la veille. Un soleil qui ne devait pas mais qui est. Une lumière qui rebondit sur le granit. Un vent qui pousse vers le haut pour donner chaud au corps. Et toujours personne vers la goulotte dite « de l’ami Titi ». Personne à l’approche, personne au pied de la voie. Dans la voie, personne. A la sortie… enfin, vous comprenez. Le plaisir d’être en montagne, à l’état pur. Dans le silence des bruits de nature.

Au retour, alors qu’on enlève les peaux pour glisser jusqu’à la fin d’une journée parfaite, je croise sur ma voie un skieur visiblement égaré. En tout cas, pas à sa place. Car cette journée était celle de l’absence de bruits, de voix, de cris, d’envois. Une journée intérieure à regarder, respirer, et grimper. La journée du silence humain. Journée qui se conclut, pendant le retour à Saint Gervais, par une discussion sur les différents pays représentés dans la station. Sûrement, la ville se sera un peu réveillée depuis mon départ matinal, et j’y suppose des voix venues de partout, et les comportements idem. Sans entendre confirmation, je pioche dans ma collection de clichés. Ce soir à Saint Gervais on parlera italien : avec les mains. Bruyants. Volubiles. Démonstratifs. Dans les rues de la ville, on conversera en espagnol : à grands mouvements de tête. Les cheveux et les yeux noirs. Intenses. Démonstratifs. Volubiles. Quelques échappés de Megève ou Chamonix me parleront arabe : la gorge qui s’explique. Le ventre qui pousse l’air. Bruyants. Démonstratifs. Volubiles. Oui, sans attendre de voir ni de savoir, je me compose un paysage humain riches en préjugés. Car, en bon Français, je raffole des clichés. Des banalités. Des resucées méditerranéocentrées sur les langues et les tempéraments. Je connais, bien sûr, les caractères et les comportements. On ne me la fait pas. On ne m’arnaque pas. Le Sud, je le sais, est bruyant, démonstratif et volubile. Il parle fort et clair. Le Nord, j’en suis sûr, se complaît dans des chuchotements Bergmaniens, longs silence lourds de sens, pas qui résonnent dans le calme absolu d’une grande demeure vide où l’on meurt et assassine sans bruit ni fureur. Oui, je crois fort en ces clichés. Et puis je vais dîner à l’Eterle, sympathique bistro de Saint Gervais qui regorge d’excellentes pizzas, de pâtes revigorantes et de desserts hautement caloriques. Et là, je comprends. Revisite mes poncifs. Dégage mes préjugés. Me confronte, autrement dit, à la réalité.

A l’Eterle, je suis accueilli par du bruit. Du volume. Des éclats. Oui. Pourtant, point d’Italiens. Point d’Espagnols. Point de Marocains, d’Algériens ni de Tunisiens. Aucun de ces Méditerranéens qui vocifèrent, glapissent, hurlent. Non. A l’Eterle en plein mois de mars, on n’entend que des Anglais, et on les entend bien. A grands coups de rasades de bière évacuées par des shots de whisky, à grands éclats de voix, éclats de rire, luisances et rougeoiements, claques assénées sur la table ou le dos, on n’entend qu’eux, nos Anglais en vacances qui, contraires aux prévisions d’un Charlélie dépassé, ne se sentent pas du tout perdus, encore moins désorientés : ils sont ici chez eux, mieux, ils sont ici comme ils n’oseraient jamais être chez eux. Porte-voix échauffés d’une journée de plaisir et de la tranquille assurance d’être entre-soi à l’étranger, mes voisins attendent leur pitance avec acclamations anticipées, se pâment d’avance des pâtes du Chef qui viendront éclaircir leurs gorges tapissées de houblon et de malt, se gobergent par anticipation de burgers à étages roucoulant de fromage. Oui, Ils sont là, et bien là, bruyants nordiques anglo-saxons qui annihilent toute tentative méditerranéenne de parler plus haut, plus loin et plus fort. Les Anglais de l’Eterle sont bruyants, contents d’être là, contents d’être eux et de le faire savoir à qui pourrait encore en douter – c’est-à-dire personne, je crois bien être le seul à commander en VF. Et lorsque les plats arrivent, loin de s’apaiser la tempête Shakespearienne forcit en une salve d’exclamations de soirs de matches à l’Old Trafford, au point que je finis par poser sur mes oreilles un casque salvateur et, sans plus rien entendre que les sifflements qui taquinent mes tympans malgré leurs protections, je plonge avec gourmandise – car c’était bien de cela qu’il s’agissait en venant à l’Eterle – je plonge, donc, dans ma pizza à la pâte bien reposée et au levain maison, saucisse ultra-piquante et tomate fraîchement confite qui me réconforte le temps d’un dîner savoureux que j’abrège un peu vite.

Repu, je sors. La porte de l’Eterle se referme et je coupe le son.

Dehors, la montagne se rappelle à moi. Reste de pétrichor. Caresse de vent. Bruissement des mélèzes. Les ombres au loin qui inspirent le respect, ou l’inquiétude. La montagne, toute de discrète évidence.

Le calme.

Le silence.

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