Attention, chère personne douée de sens commun et fluent en français : ce texte est réservé aux fervents partisans de l’universalité. Passante, passant, passe donc ton chemin si tu crois aux chapelles, écoles, courants, dogmes, clochers et querelles afférentes. Le texte qui suit touche du bout des lettres le commun le plus extrême, celui qui unit les huit et plus milliards de terriens et de terriennes dans une beauté partagée. Oui, ce texte aborde le destin si universellement humain de la ville de Mashiko.
Mashiko… Une plongée dans l’inconnu, me dirais-tu ? Eh bien, tu aurais beaucoup raison. Et un peu tort.
Mashiko, pour qui n’est pas féru de céramique japonaise, est un simple point sur la carte au nord-nord-est de Tokyo, un point de taille plus que modérée, à peine une griffure, une toute petite marque qu’il est facile de rater lorsqu’on s’intéresse même de près à la géographie de l’île de Honshu. On pense « Mashiko » et on entrevoit un particularisme étouffant de provincialité affirmée, un particularisme qui ne se laisse pas pénétrer à moins d’être – je l’ai déjà dit – féru de céramique et de mashikoyaki. Oui, Mashiko ne respire guère les Lumières, leurs Diderot et Voltaire, ni même la Renaissance, ses Vitruve et Vinci, on entend « Mashiko » et on se dit que vraiment, on n’y trouvera rien de ce qui fait le lien commun.
A moins, mais je me répète, qu’on ne soit féru, etc, etc.
Pourtant, il existe à Mashiko une excellente raison de se compter sur terre parmi ses semblables. Une raison franco-nipponne qui a pour nom Noémie et se dissimule dans un environnement peu accessible, entre lisière de forêt et bord de route désertique. Une raison qui se déguste, se mange et se savoure en cette frange improbable du bourg et donne une excellente raison de mieux comprendre le Japon.
Noémie à Mashiko se trouve au bord d’une route. Enfin, une route… un chemin serait plus juste, simple communal ou vicinal sur lequel on ne croiserait qu’un occasionnel tracteur – et encore, en pleine saison de moissons – ou quelques piétons armés de bâtons de marche résonnant sur le bitume pour couvrir le chant des oiseaux ; une voie donc, qui paraît, à nous occidentaux vifs à cataloguer, un chemin de traverse venu de nulle part et s’y retournant sans plus attendre, et ne semble absolument pas digne d’accueillir une halte digne de gourmandise. Un restaurant, une boulangerie, un café, même une simple buvette, rien de tel ne peut exister sur ce bout de route du bout de la route.
C’est mal connaître le Japon : peuplé, très peuplé. Dense, très dense. Amoureux de ses trésors naturels autant que culturels. Tout site au Japon est prétexte à beauté et plaisir. Riche en anti-images d’Epinal, le Japon sait vivre et se pose comme dispensateur de plaisir, toujours des yeux, souvent du corps et partout de la gueule. Donc, en traversant l’unique carrefour de Mashiko et en tournant à droite au lieu de plonger dans l’artère vibrante qui en est le cœur – enfin, vibrante, difficile à dire tant elle était calme lorsque nous y sommes passés ! – en tournant donc à droite on se dirige vers la Fondation Hamada du nom d’un grand céramiste local, un maître qui a inspiré tant de descendants et donné à Mashiko sa réputation. Mais avant d’entrer dans la fondation contempler ses trésors, l’œil est happé par un petit bâtiment en béton brut et grande baie vitrée, un éloge à la modernité totalement urbain posé juste à l’entrée de la fondation. Mon œil est happé, oui, c’était attendu : tant de beauté, tant de perfection, les lignes pures et matériaux idem, fantastique architecture japonaise… on sait, on sait. Mais ce que je n’anticipe pas, c’est que mon nez l’est aussi. De cette construction moderne s’échappent des odeurs riches en blé, caramélisation, sucreries et grasses bontés qui prouvent sans la moindre équivoque que nous avons trouvé, sans vraiment la chercher, la fameuse boutique dite du « Pain de Noémie ».
Impatients, nous entrons. Après tout, la fondation Hamada est immobile et la céramique inaltérable, tandis que le pain chaud, les croissants, les brioches aux fruits confits de Noémie… nul ne sait leur longévité. Nous entrons et commence un ballet d’odeurs et de touchers. Petits pains aux étiquettes indéchiffrables fourrés de mystérieuses boules noires qui nous font hésiter entre olives, raisins et chocolat, parfaits croissants à l’aspect croustillant et au feuilletage bien écarté qui laisse entrevoir des luisances de bonheur, brioches des rois et des reines impromptues en ce pays qui débordent d’agrumes confits. Un vieux monsieur – Noémie peut-être ? – tient la boutique pendant qu’au laboratoire bien visible derrière le comptoir, une équipe sérieuse s’affaire sans relâche et sans regards.
Notre choix est lent, précieux et avisé.
Nous ressortons déguster.
Là, lectrice, lecteur, ami.e gourmand.e, retiens ton souffle. Comme nous l’avons fait. Devant un tel étalage de beauté extraite à grand-peine de cette architecture sobre et lumineuse, nous nous sommes regardés. Nous sommes concertés. Avons hésité. Peut-on, oui, ose-t-on devrais-je dire, ose-t-on, donc, déballer ce petit pain, écorner ce croissant, décapiter cette brioche ? Allons-nous nous comporter comme de vulgaires touristes en mal de pays et plonger dans ce qui nous rappellera la France, en mieux ? Ou bien allons-nous shintoïstement laisser sur l’autel quelque délicieux présent ?
Oui, nous nous sommes concertés, avons hésité, mûrement réfléchi, mais l’appel du nez, du bec et du ventre a été le plus fort et c’est dans un tourbillon de gourmandise effrénée que nous avons dégusté, non, que nous avons avalé, dévoré, déchiré, baffré les trois présents de Noémie. Croissant juste croustillant et, derrière le premier impact, totalement gras et fondant ; petit pain à la croûte infinitésimale, une essence de croûte si fine et pourtant bien présente commençant par son bruit de croûte, le petit craquement sous la dent, résistance sûre mais légère, suivie d’un sec claquement millimétrique pour offrir un passage aux dents avides de la mâche ; une croûte dont la perfection n’a d’égal que le moelleux de sa mie et la tendreté de ses raisins (c’en était, finalement).
Attends, attends, ce n’est pas tout : il reste la brioche. Brioche des reines et des rois qui se déroule en expirant sous la main experte, ses chairs recroquevillées dans le moule s’épanouissant au contact de la dent taquine et de la langue chercheuse, ses fruits confits sangsues de plaisir amoureusement collées au palais conquis.
Nos sens apaisés, nous avons profité pleinement de la fabuleuse fondation que nous étions venus voir, sans pouvoir totalement étouffer la musique de Noémie qui revenait par moments nous siffloter de nouvelles dégustations – en particulier, la partition jouée par une probable tuerie à l’orange et au chocolat qui nous avait appelés de toutes ses feuilles si communicatives et que nous avions, cette fois, abandonnée sur son présentoir.
Partie remise, certainement. Mais ceci est une autre histoire.
