Petite journée ?
Non.
Petite nuit ?
Assurément !
Collé à mon partenaire de rando qui ronfle sans cesser, qui remue la terre entière et fait vibrer mon lit comme au plus fort d’une partie de jambes en l’air, mais sans les jambes, ni l’air, ni le reste. Juste le ronflement vrombissant qui pollue mes rêves, d’ailleurs, comment rêver quand on ne dort pas ? Hein ? Je vous le demande.
A vous, oui, parce que lui, il dort. Profondément. Sans effort. Sans secousse autre que celles qu’il exerce par l’onde de choc de sa respiration.
Enfin…
On s’entend bien, on est proches, on est amis, mais il me vient cette nuit des petites envies de le défenestrer, l’air de rien, en pleine nuit, dans le calme quartier d’Aiete sur les hauteurs de Donostia où nous passons une nuit hachée menue. Tronçonnée. Taillée en pièces. Mutilée. Éventrée. Déglinguée. Oui, le jeter par la fenêtre de notre rez-de-chaussée sur jardin et, s’il revient, somnambulique autant que ronfleur, aller jusqu’à lui poser un coussin fermement sur la tête et attendre que le bruit cesse.
Vous me dites que j’exagère, et c’est vrai, mais vous n’avez peut-être pas comme moi prévu les 25 kilomètres du lendemain le long des côtes tourmentées du pays basque espagnol, dans la province de Guipuzcoa pour les intimes. Vous ne venez pas comme moi de marcher – gaiement et allègrement j’avoue – depuis Biarritz et Getaria la française en passant par Larrun, Hondarrabia et Pasaia Doniban, autant de merveilles parfois offertes au piéton charmé, parfois moins visibles, parfois même dissimulées sous l’épais couvert céleste qui décide de sortir de sa réserve pour oindre surfeurs, baigneurs, pèlerins, traileurs et marcheurs. Vous n’avez peut-être pas non plus arpenté la remarquable Donostia pour longer d’une mandibule à l’autre sa plage de la Concha – sorry, don’t know the basque name – pour aller se frotter au rugueux acier corten des sculptures de Chillida et Oteiza qui lui font fermoir, prêtes à s’imbriquer l’une dans l’autre pour étreindre et clore ce grandiose plus que demi-cercle. Vous n’avez pas non plus exploré les petites promenades en balcon au-dessus de la ville, son nouveau front de mer sans fin, les hauteurs d’Aiete, les arcades le long de la baie… enfin, tout ce tourisme qui enchante et épuise dans le même mouvement.
Et puis, quoi ? Trêve de me justifier. J’avais juste prévu de dormir cette nuit. Voilà.
Heureusement, toute ronchonnitude disparaît au lever, le petit matin s’invite dans la chambre, lumière filtrée par les rideaux, heure affichée sur le téléphone, bientôt 7h et le petit-déjeuner de la réconciliation. Fini les tentatives de rêve, finies les hésitations et les envies de meurtre, je retrouve mon ami et partenaire de rando devant un buffet roboratif. Lever, café, tchatcher, bouffer, voilà qui réveille !
Sac fait, je prends la route et on se souhaite bon vent. Pour lui : repos, expo et retour. Pour moi, la marche continue. Commence par la grande artère qui descend d’Aiete vers la Concha et se perd soudain sur les pentes du petit mont – colline serait plus juste – Igueldo. Oui : le mont Igueldo et son sommet qui culmine à 150m au-dessus de l’océan. Ici, pas de faiblesse, pas de demi-mesure, toute bosse est mont et rien ne mérite qu’on l’appelle colline. Depuis les hauteurs du Jaizkibel que nous avons gravi en partie la veille, ses 500 et quelques mètres d’altitude lui valant le titre de géant local, jusqu’au ridicule dénivelé du mont Igueldo qui me met en jambes sans même me les entamer, la montagne basque s’initie à des altitudes sommaires. Mais ce n’est que pour mieux prévenir : attention, marcheur, attention, pèlerin, attention, voyageur, le pays d’ici ne s’aplatit devant rien. Tu vas grimper sans cesse, monter et redescendre sans arrêt, ses petits raidillons vont agrémenter ta journée de multiples ascensions.
Alors, marchons. Montons. Grimpons. Allons le long de ce sentier qui suit le Camino del norte de Saint Jacques de Compostelle, le Donejakue bidea, curieux chemin à l’antique signalétique, simple flèche jaune parfois sur fond bleu qui trace une route évidente. Curieux chemin où l’on ne croise jamais personne car tous vont dans le même sens ; chemin de groupes souriants, d’amoureux de la fatigue, de sacs à dos frappé de la coquille, d’auberges et de refuges qui accueillent le client comme un divin pigeon. Je fais vite sur ces pavés anciens, pressé que je suis de retrouver un chemin plus naturel et moins œcuménique. L’aubergiste qui me hèle en m’invitant au repos alors que je ne marche que depuis une heure, je le laisse attendre d’autres ouailles mieux épuisées ; le restaurateur qui m’annonce à 10h30 du matin son délicieux menu du jour, je l’ignore et continue ma progression. Parti tôt le matin, je profite d’un air agréable, pas de pluie aujourd’hui, pas trop d’humidité, une chaleur qui me combustible sans peine. En balcon au-dessus de l’océan je passe quelques hameaux, traverse quelques forêts, longe des pâtures et des falaises jusqu’à atteindre Orio le très beau aux pierres jaunes typiques et antiques. Les kilomètres s’égrènent au rythme de ma soif qui commence à démanger, le besoin d’autre chose que mon eau plastifiée que je tête au camelback, l’envie d’un coup de fraîcheur qui me déglacerait le palais et me décrasserait les joues. A mesure que je progresse vers Zarautz, étape presque finale de mon chemin du jour, la soif et le tout début d’une faim se font sentir. Rien de tangible, juste de fugaces frustrations lorsque j’avale mes gorgées réglementaires ou que je mords dans ma barre utilitaire. Rien de gênant alors que la marche est toujours aussi agréable et aisée, que les vues sur la mer cantabrique se succèdent sous le soleil et que la palette bleu-verte de l’eau bien éclairée me chatouille la rétine. Rien qu’une petite envie, un appel de mon inconscient qui viendrait bien s’abreuver à d’autres sources. Fontaine, sors-moi donc de cette eau, disent mes arrière-pensées. Fais-moi plaisir, donne-moi du bon, amuse-moi les papilles, foin d’utilitaire et de rationnel, ça suffit les gorgées raisonnables, les joues de 20 minutes qui te tiennent pour la course. Tu es ici en promenade, en balade, en amusement, pas en épreuve. Alors, donne-moi du bon qui pique et qui titille !
Bientôt. Oui, bientôt. Mais pour l’instant, traverser une prairie altière parsemée de poneys qui broutent sans me calculer. Longer le haut des falaises les pieds bien en terre, les yeux bien en l’air. Retrouver quelques maisons, un camping puis, nouveauté de la journée, croiser de l’humain. Des baigneurs qui remontent de la plage. Des golfeurs qui reviennent de faire leur sport. Quelques traileurs amateurs de pentes raides. Oui, bientôt, j’arrive à Zarautz.
Avant de descendre, s’emplir de la vue. L’immense plage de Zarautz calée entre falaises et rochers, longue langue de sable qui à marée basse s’étend loin dans la mer. Immense plage, tellement immense que les nombreux vacanciers échoués échouent à la remplir.

De haut, Zarautz n’est qu’une plage. Alors, descendre. Longer le terrain de golf emprisonné dans ses filets. Depuis la plage, visualiser les derniers kilomètres jusqu’à l’étape du soir, une courte promenade le long du bord de mer jusqu’à Getaria. Et avant, la pause. Les paillotes sont nombreuses, j’en choisis une et m’assois à l’ombre de parasols marqués au coin de la locale 18/70. Pose mon sac – instant délicieux que mes épaules et mes trapèzes applaudissent – et vais au bar chercher ma récompense : un Kas Limon. Un sachet de chips.
Rien de grandiose, me direz-vous. Rien de très spectaculaire, un simple soda artificiellement parfumé au citron, quelques rondelles de patates frites dans une bassine industrielle. Et vous auriez raison. Très certainement. En d’autres temps, en d’autres jours j’aurais abondé, j’aurais plussoyé, me serais gaussé des incompétents qui rejettent la limonade fraîchement pressée parfumée à la menthe et allégée d’un trait d’eau gazeuse, légèrement sucrée de sucre de canne préalablement dissous dans un peu d’eau chaude, fabuleux mojito du marcheur ; j’aurais ri avec vous des croqueurs de chips en papier en pensant aux frites fantastiques des Cyclades, leur onctuosité sous le craquant, leur mâche et leur goût. Oui, en d’autres occasions je me serais mis du côté des rieurs et aurais bien jeté par-dessus bord ce soda et ces chips.
Mais pas aujourd’hui.
Aujourd’hui, la première gorgée de Kas limon est une extase infinie, un coup de semonce dans mon palais anesthésié, une piqûre de rappel à ma langue qu’elle est faite pour jouir et non souffrir. Et ce croc de chips bien salées bien résistantes, une panacée qui efface la mâche informe, molle et sans joie des barres et des gels et des pâtes et de tout ce qui fait qu’on préfère souvent à la marche jeûner que manger.
Oui Kas Limon, merci de ta générosité, de ton sucre, de ton acidité et peut-être de ton arôme de citron vert mais je n’en suis pas sûr. Patatas fritas, merci de votre croque, de votre gras et de votre sel. L’alternance des goulées gourmandes qui dévalent dans ma gorge et emportent toute trace de sécheresse sur leur passage, et des craquements sonores et grésillants de la lamelle de pomme de terre pur prétexte au gras salé qui glisse et pénètre mes cellules et les régénère, me redonne de l’allant. Peu à peu les marques du sac sur mes épaules s’estompent, la sueur dans mon dos a cessé de couler, la fatigue – quelle fatigue ? – de la courte nuit – quelle nuit ? – disparaît tandis que je regarde, au loin, les surfeurs surfer, les vagues divaguer et les falaises m’appeler.
Kas limon descendu, chips avalées, je me lève et prends la route vers ma destination finale. Getaria l’espagnole, lieu de futures libations que j’atteins une petite heure plus tard requinqué, dynamisé, reposé et parfaitement affamé.

Une réflexion au sujet de « Zarautz, the plage to be »