En voyage, il faut de la simplicité. Une grande humilité. Rester candide devant l’étrangeté. Et ne pas rire sans savoir. Oui, en voyage, on multiplie les inanités, les contresens et les approximations. L’œil aux aguets, les oreilles à l’affût, l’esprit en quête de repères, on croise de l’étrange et on lui fait des misères.
Ainsi, à Donostia. Donostia en euskara. San Sebastian pour le reste du monde.
Fort de mon vernis culturel hispano-télévisuel, je me gausse d’avance à l’approche de l’extraordinaire concha qui s’offre à mes yeux, la baie gigantesque au presque trois-quarts de cercle qui embrasse la mer, enserrant en son milieu les vagues qui, docilement circulaires, épousent la forme parfaite que l’eau et la terre ont taillée. Une rareté de baie en forme de coquille, une concha* grandeur géologique dont je suis le seul à rire, persuadé bien à tort que l’argot des porteños se pratique en Espagne. Mais non. La concha si souvent maternelle quand on manie l’insulte de l’autre côté de l’Atlantique n’a pas cours à Donostia.
Ravalant alors mon humour graveleux, j’admire : la concha, hors de tout sous-entendu, est une baie. Mais majestueuse. Mais démesurée. Une baie à la forme du coquillage consubstantiel à mon périple du moment. Présentoir de Donostia, la concha nous accueille après une traversée humide et forestière en compagnie de pèlerins détrempés qui tous en chœur compostent leur ticket pour l’éternité.
Arrivés donc à Donostia, des vues nouvelles s’offrent à nous. Certes, au loin toujours des collines, certes, autour toujours le vert basque, certes, partout toujours ces pancartes bilingue où le castillan se fait désirer. Mais on sent, sur les derniers pas de notre traversée, que nous avons quitté le camino del norte et le GR qui le double pour atteindre une ville. Une vraie. Une grande et belle ville. Posée au-dessus de sa baie, adossée à ses montagnes, les yeux face à l’océan et le cœur battant au rythme des vagues qui s’épanchent sur le sable en grands arcs de cercles, Donostia est une ville. Ses immeubles cossus et prospères qui soutiennent le bord de mer lui donne un cachet d’altesse, c’est une Nissa fière de sa promenade, une Donibane Lohizun au large front de mer, une Rio de Janeiro de l’ancien monde. Donostia est une belle ville basque et les nombreux touristes venus d’Espagne (ou d’un autre pays étranger) ne contredisent pas nos premières impressions – E… et moi trouvons tous les deux la ville plaisante et la baie spectaculaire, sommes contents d’avoir récupéré d’une grosse journée de la veille et prêts à nous éparpiller, l’air goguenard et les yeux écarquillés, dans les ruelles et les balcons, sur la baie et dans les hauteurs, dans la vieille ville et ses restaurants. Avec une priorité parmi les impératifs du moment : celle, justement, de se restaurer après le petit déjeuner lointain et les barres insuffisantes de notre randonnée matinale.
Alors, j’entends des petites voix gourmandes et guillerettes m’envoyer des pintxos, pintxos à travers les oreilles. Oui, nous sommes au pays des pintxos et serions sérieusement déconsidérés si nous n’allions pas, avec le flot, dans le sens de l’ébaubissement le plus total. Ah, ces pintxos ! Ah, ces bouchées si raffinées, si délicates, si gourmandes ! Ah la la ! Quelle chance vous avez de séjourner à Donostia by the sea, la reine incontestée de l’apéro, des bouchées doubles et des verres idoines.
Oui. Et bien, non. Pas du tout. J’avoue, nous sommes deux traîtres. Voilà ce que nous sommes. Deux traîtres réfractaires aux pintxos qui cherchons dans les rues affairées de la vieille ville un endroit sérieusement comestible. Deux traîtres ravis de délaisser sans vergogne les tartinettes d’anchois ou de jambon, les mies épongées de tomate et d’huile d’olive, les bouchées collées d’œuf et de patates qui nous tendent leurs piques rébarbatives depuis les nombreuses vitrines où elles sont séquestrées. Nous sommes deux traîtres, et assumés, car les pintxos, comment dire… ? C’est pas mal… c’est correct…. c’est sympa…. ? Oui, on peut dire ça : c’est sympa. Mais, non, les pintxos qui attisent la soif ne font pas repas. Après nos vingt-cinq kilomètres de la veille et nos initialement dix kilomètres vite devenus vingt-cinq du jour, nous avons faim d’un vrai repas. Dans une vraie assiette. Assis. Servis. A table. Avec l’objectif d’être repus. Oui, nous avons en ce début de soirée une faim de bourgeois qui nous guide sans faillir vers l’antre de la paella donostiana : Ubarrechena. Nous fiant à l’instinct, sans autre connaissance de la ville que ses points cardinaux et l’adresse de notre hôtel, nous identifions Ubarrechena à l’aspect : une vieille bâtisse en grosses pierres de taille claires qui occupe un angle massif dans la vieille ville. Des tables pour deux disposées en terrasse le long de ses murs ; des chaises hautes à dossiers qui ont l’air confortables juste ce qu’il faut pour s’intéresser à l’assiette sans trop de laisser-aller. Et surtout, l’air de béatitude sur les visages de deux de nos prédécesseurs qui viennent de recevoir leur paella et ne savent pas comment s’en sortir. Car chez Ubarrechena, le plat est grand. Grandiose. Grandiloquent. Plus grand presque que la table sur laquelle la serveuse experte le dépose, laissant aux deux dîneurs époustouflés le soin de se débrouiller.
E… et moi, on se regarde : aucun problème ! Nous nous sentons d’attaque pour en faire notre affaire ! Parfaitement d’attaque ! Au taquet ! Oublie les pintxos, laisse-toi porter par le fumet de fruits de mer qui honore la concha en te balisant les narines, laisse-toi déguster la mâche ferme et le cœur fondant du riz bien cuit dans sa paella géante, laisse-toi tracter jusqu’à la croustillance du socarrat final qui colle à la paella comme une moule à son rocher. Oui, Ubarrechena nous convient. Mais totalement ! Mais parfaitement ! Et de glisser gentiment nos mariscos pelados vers le fond de nos gosiers en les accompagnant d’un txakoli d’origine qui frise sur la langue et rafraîchit le palais.
Voilà. Nous mangeons. Nous nous régalons. Nous grattons, nous creusons même le plat histoire de voir qu’il ne se cache rien de comestible dans sa double épaisseur de poêlon en fonte bien lourd et bien épais, nous allons à la recherche des dernières traces de cuisson, de la dernière crevette épluchée, de la dernière moule à slurper. Et lorsqu’enfin repus, enfin détendus, le corps reposé, le palais satisfait, nous levons la tête, nos voyons que la foule s’est amassée autour de nous et qu’il ne reste plus une table de libre, ni dehors, ni à l’intérieur, ni même au sous-sol d’Ubarrechena. Notre sûr instinct de gourmands nous a guidés sans faillir vers le meilleur restaurant de paella de Donostia.
Après, que dire ?
Que la marche est redevenue facile. Que la baie se parcourt tranquille. Et que nous sommes dans de parfaites dispositions pour aller admirer, d’un bout à l’autre de la concha, le « Peine del viento » de Chillida et la « Construccion Vaccia » d’Oteiza, les deux excroissances métalliques qui unissent les deux extrémités de la baie comme deux piercings refermant une concha.
Ah, non. C’est vrai. J’oubliais. On ne rit pas comme ça ici.
*La concha de certains pays latino-américains est l’équivalent argotique de notre « moule » nationale. En Espagne, ce mot désigne simplement… un coquillage.

