Boire aux Getariak

Boire. Une action élémentaire, un geste de tous les jours. Se désaltérer. S’hydrater. S’hachedeuzoser sans même y penser. Se gorger du liquide essentiel pour remplir les cellules, délayer le sang, gorger les muscles, assouplir les tendons et fortifier les os. Boire, c’est le geste qui sauve.

Mais il y a boire, et boire. Lorsqu’on s’écarte de la droite ligne de l’utilitaire, de la santé avant tout et de l’hygiène impeccable, on découvre d’autres façons de boire. Au point que l’euphémistique « boire » de notre société du pinard désigne exclusivement le fait de boire de l’alcool. Boire de l’eau, non, ce n’est pas boire, c’est survivre. Boire un soda ou un jus de fruit, non, ce n’est pas boire, c’est faire l’enfant. Tandis que boire, vraiment, c’est sentir. Humer. Goûter. Taster. Recommencer. Et bien s’enivrer.

Boire est une science. Il faut trouver le lieu. Trouver, ou créer l’occasion. Ne rien laisser au hasard. Ne pas se laisser aller à boire quand l’occasion s’est absentée. Surtout, il faut une compagnie. Important, la compagnie. Fondamental. L’échange, la complicité, l’envie de s’épancher en étanchant sont les atours idéales d’une bonne ivresse. Il faut être deux – ou plus, mais deux c’est mieux – pour bien boire. S’offrir les verres, se trinquer, faire tinter, lever la main vers l’autre et s’arrêter en plein air, à mi-chemin, jonction sans contact des fluides et des âmes.

Voilà pour la théorie. Pour le passé, aussi. Pour les souvenirs.

Le présent, c’est différent.

Pour que je boive maintenant, il me faut une ligne de fuite. Une échappatoire. Sans quoi je dois rester droit. Rester digne. Rester humble face à ma prédisposition naturelle aux grains de sable articulaires qui a eu raison de mon goût immodéré pour le raisin fermenté. Amateur jamais repu, dilettante acharné, goûteur immodéré, amoureux, peut-être bien, du vin aux innombrables variétés, de sa richesse, de ses fantaisies, de son nez, de sa bouche, de sa mâche et de son corps, j’ai dû récemment prendre la décision de ne plus boire d’alcool. De ne plus boire de vin, en réalité, car l’alcool pour moi gravite autour des 12 degrés, jamais beaucoup plus et rarement beaucoup moins. Oui, ne plus boire pour éviter les surprises douloureuses de la goutte qui m’emprisonne le pied dans un carcan ardent, la goutte insidieuse qui sans prévenir m’enfle le pied comme une baudruche gonflée à l’acide, la triste et maléfique goutte qui me prive – Dr Freud, à l’aide ! – de ses joyeuses homonymes. Et au contraire boire de l’eau, oui, abondamment, me ressourcer à l’essentielle, ne plus viser l’ivresse, ne plus chercher l’allègement des premiers verres, la fluidité du sang et de l’esprit, ne pas craindre non plus l’alourdissement des suivants, la torpeur du rouge ou le grincement du blanc. Boire de l’eau, en quantité sidérale, pour oublier les joies de l’alcool.

C’est un peu chiant, non ?

Pas trop, heureusement. Pas toujours. Pas souvent même. Finalement je m’en sors plutôt bien et sais profiter sans éthyle de tous ces dîners en bonne compagnie, à rire et plaisanter sans avoir recours aux adjuvants désormais illégaux dans ma république de l’hygiène. Me réjouir des tête-à-tête complices avec M… face à la beauté du monde, la puissance du soleil ou la profondeur du ciel. Des soirées de fête même, à siroter une eau gazeuse coupée à l’orange comme le meilleur des cocktails, à regarder, sentir, humer les verres de ma compagnie, partager olfactivement ses plaisirs, oui, je peux et le fais encore. Et si parfois l’envie me taquine de me mettre une belle race, elle me quitte sans sourciller dès que je lui indique mon gros orteil ou mes analyses sanguines.

Pourtant, même si me voilà devenu raisonnable à l’excès – la raison n’est pas mon fort, mais la douleur l’emporte sur le désir – je ne me vois pas ne plus jamais boire. J’ai toujours dans ma cave deux ou trois bouteilles qui s’affinent et que j’attends de goûter en me demandant si je leur trouverai un réel intérêt, ou bien si leurs vapeurs d’alcool me repousseront avant que leur bouquet ne me soit offert. Et si je bois sans effort – voire, avec plaisir – une coupe de champagne festive dans des occasions devenues rares, pour le vin, je ne sais pas…

Enfin, disons que, encore récemment, je ne savais pas.

Et puis, à l’occasion d’une bouteille apportée en présent à une amie de la côte basque sans qui mon dernier roman serait resté lettre morte ou presque, m’est venue une idée saugrenue : oui, je reboirai du vin. Mais à Guéthary. Exclusivement. Impérativement. Côte rôtie à Guéthary avec Sophie L., voilà ce qui a signé mon retour au vin rouge. Une soirée chaleureuse et délicieuse au soleil couchant de l’Atlantique, prélude à une longue randonnée. Et le lendemain, s’en aller sur la côte basque découvrir quelques jours plus tard, au hasard d’une marche spectaculaire en son versant espagnol, l’autre Getaria, le Getaria du Txakoli et de me dire, là aussi, pourquoi pas ? Jusqu’à plonger dans un verre de ce blanc perlant, sec et fruité qui unit la mer et la terre comme un vrai fils d’Euskadi.

Alors, boire, oui, mais boire à Guéthary, boire à Getaria, ou encore, si j’osais l’euskara : boire aux Getariak.

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