Esope à Getaria

Parler. Communiquer. Echanger. Se comprendre. Se dire. Transmettre. Apanages de l’humanité.

L’être humain chérit sa réputation d’être le seul animal à qui la parole ne manque pas. Espèce de la communication verbale, l’être humain est doué de langage et n’en est pas peu fier. L’humain se glorifie des paroles qui volent et qu’on écrit pour qu’elles restent, des mots forts, signifiants, des phrases belles, riches de sens. Maximes, dictons, proverbes et aphorismes enrichissent notre savoir collectif et notre richesse commune. Ah ! La langue ! Quelle partie du corps, quel don, quel organe serait plus utile à notre société ? Sans la langue, nous serions des machines juxtaposées, œuvrant à leurs missions égoïstes sans connexions, interactions ni associations. De la langue naît l’intelligence collective, notre planète incarnant le corps d’un cerveau aux huit milliards de neurones, et tellement plus de synapses. Oui, l’humanité a le pouvoir de la langue et sait s’en servir.

Ou pas.

Derrière cette vision emphatique et naïve se révèlent des pratiques bien plus roides. Se parler sans se comprendre. Ne pas s’écouter. Adorer le son de sa voix, abhorrer celle des autres. Oublier la nuance, oublier les langues et les différences, faire de Google Translate l’instrument ultime de la communication, s’en remettre à l’IA pour se dire sans effort, sans y croire et, finalement, sans vraiment se comprendre. Devenir simple utilisateur du GPS de la pensée qui vous guide invariablement vers là où vous voulez allez sans tenir compte des multiples possibles offerts par une rencontre. Une vraie. Une discussion sincère. Un échange animé. Parler anglais à tout bout de champ, dans tous ses états, dans tous les pays, utiliser la pauvreté de la langue universelle pour demander son chemin, son gîte et son couvert. Ne pas rencontrer lorsqu’on se rencontre.

De la fragilité de parler l’humain, en quelque sorte.

Voilà les pensées qui me viennent au cœur de la touristique Getaria que j’explore tous les sens en alerte et l’appétit aux aguets, bien décidé à me refaire la ceinture abdominale après mes longues heures de marche aux petit déjeuner oublié et deux barres protéinées. Quelques minutes à peine d’errance dans les rues étroites de la vieille ville, ma marche aléatoire faussée par mon sûr instinct de marcheur-goûteur, et je vais vite m’installer chez Kaia Kaipe, un restaurant dissimulé derrière son entrée confidentielle entre des pierres massives aux reflets mordorés.

A l’intérieur, les boiseries couleur acajou, les fenêtres grande ouvertes sur la mer cantabrique et les accastillages en cuivre qu’on entend presque tinter dans le vent donnent l’impression d’être monté à bord d’un de ces yachts luxueux qu’on moque et envie à la fois. Plutôt terrien d’habitude, je m’installe à bord du Kaia Kaipe pour un court voyage sans roulis ni tangage mais qui sent bon la mer et l’iode.

Et je prends le temps.

Arrivé tôt parce qu’affamé, heureux de constater qu’en Gipuzkoa on ne s’offusque pas des client qui veulent dîner avant 22h, je prends le temps de siroter mon eau pétillante en étudiant avec intérêt la carte du restaurant. Les trois mots d’espagnol – l’euskara, ce sera pour un autre voyage – que j’ai prononcés en entrant me font mériter la carte en langue locale et je joue au fier Latin en faisant mine de tout comprendre – après tout, nous sommes bien frères de langue.

Pendant que j’étudie, laborieusement il est vrai, les différentes options marines qu’on me propose, d’autres dîneurs arrivent. Une famille de trois enfants. Un couple à demi voilé. Deux hommes jeunes et blonds. Une mère avec ses deux adolescents. On installe les nouveaux arrivants et, déjà, je ne me sens plus chez moi.

Quelque chose, des quelques choses insistants et retors me taquinent méchamment les oreilles, m’empêchent de jouir de l’ambiance feutrée et marine de Kaia Kaipe. En recherche de local, de nouveauté et de réel, j’étais heureux jusqu’à l’arrivée des convives d’entendre les conversations dans la langue – dans une des langues – du pays. Encore seul client du restaurant, j’entendais les serveuses et serveurs, les runners ou cheffes de rang échanger en espagnol des propos de tous les jours dans la tranquille oisiveté qui précède le coup de feu. Mais depuis que mes partenaires de dîner sont arrivés, je n’entends plus que de l’anglais, un anglais approximatif, mal accentué et rudimentaire, un anglais loin des subtilités, des éclats et des rires vernaculaires, un anglais fonctionnel, efficace et limité. Aucun de ces dîneurs ne fait même semblant de s’exprimer en espagnol, depuis ma table stratégiquement située dos au bar, près de l’entrée avec vue sur la salle, pas un buenas tardes, pas un ola buenas, aucune salutation de politesse élémentaire n’est venue me caresser l’audition. Non. Pas une. Juste des sourires minimalistes, un nom donné vérifié sur le cahier de réservations et quelques hello suivis de gestes indiquant les tables.

Mon cerveau imaginaire et collectif voit ses synapses s’éteindre, se rabougrir, se recroqueviller sur elles-mêmes et bouder. Oui, elles boudent, ne font plus leur travail. Se parler, enrichir sa vie de langues et de paroles, c’est activer le cerveau, faire circuler l’électricité humaine, devenir actif, conscient. Et pour cela, il faut s’assouplir. Se montrer local. Connaître, ou apprendre, les expressions des uns et des autres, se les partager, s’enrichir de tous ces vocabulaires différents et multiples. Ne pas se réduire aux trois cents mots du Globish, mais essayer, toujours essayer, d’apprendre, d’entendre, et se surprendre.

Ces petites réflexions me font penser qu’il en va de même pour le boire ou le manger.

Tiens, le vin, par exemple : la région de Getaria est connue pour ses vignobles, ses cidreries et son txakoli. Alors bien naturellement, je me laisse tenter par un verre de ce blanc si frais, légèrement frisant et iodé qui aime la mer et ses produits et le leur rend bien. Face à moi, les deux hommes jeunes et blonds – traders ? startupeurs ? héritiers ? – alignent sur leur table whisky, bière et bouteille de vin. Et, la carte du Kaia Kaipe étant assez remarquable, ils ont opté pour un Chassagne Montrachet premier cru qui, s’il ne déçoit probablement pas, témoigne d’un triste conformisme. Oui, pourquoi, ici, choisir un vin qu’on trouve chez tous les Michelinés de France, d’Angleterre ou de Suisse ? Pourquoi ne pas se laisser aller au local, pourquoi ne pas rouler sur sa langue ces noms nouveaux, ce « Tx » qui se dit « Tch » et n’en pense pas moins ? Oui, pourquoi ?

Par manque de sensibilité, je me dis en voyant mes voisins valser entre coups de whisky, grandes gorgées de bière et longues lampées de vin blanc dans un carrousel alcoolisé qui défie l’entendement du buveur amoureux du vin que j’étais, et du sobre un rien caustique que je me sens devenir. Lorsque mon mero a la plancha arrive après les tendres et croustillantes cigalas rebozadas, mon muchas gracias lancé timidement me donnerait presque l’impression de détoner. Déconfit peut-être, mais bien concentré, je remets ma langue sur son sentier originel de la dégustation, palpation de la chair et caresse de la sauce bisquée de carapaces qui me grattent délicieusement les papilles et me font entendre, elles, des sons bien plus authentiques que les exclamations monoglottes qui traversent le restaurant. Et le rare txakoli qui m’accompagne m’enchante bien plus que l’idée d’un excellent mais convenu climat de Bourgogne.

Universalité de la parole et richesse des particularismes, universalité du medium et différences insurmontables, merveilles de la langue et triste esperanto, les paradoxes approximatifs aux accents Esopiens s’enchaînent dans un début d’ivresse qui ne me vient pas de l’alcool mais plutôt des sensations aiguisées que procurent l’étrangeté, et de la réceptivité apaisée que m’a donnée la marche.

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