Petit copeau échappé d’une patate, la chips est une denrée universelle, aussi essentielle à la vie en extérieur que le thermos de café ou l’arbre sous lequel pique-niquer, aussi intrinsèque à l’apéritif amical que le coup de vin blanc ou le spritz apérol. Qu’elle soit native de Saratoga, création fictive d’un chef et d’un armateur, invention d’une cuisinière ou simple emprunt au Cook’s oracle de 1822, la chips fait partie, depuis Laura Scudder et son sachet hermétique, des croustillantes décrispations de la vie en société. Elle se décline et se parfume, s’agrémente et s’odorise, chacune cherchant à se distinguer dans l’immensité des variétés. A force de la voir détournée, trafiquée, barbecuïsée ou poulet-rotisée, de glorifier sa version de courgettes au tranché millimétrique, de patates douces épaisses et craquantes ou même de légumes boboïsante, on en oublie parfois son essentialité, la pure rencontre de trois éléments sans fioritures ni complication. Pomme de terre, huile et sel sont l’accord majeur de l’art de la chips lorsqu’on revient aux origines.
Alors, aux origines remontons. Visitons ce chipster de Tunis qui gratte juste les yeux et mandoline ses patates avant de les plonger dans le bain d’huile. Au doux grésillement des fines tranches de l’attente, nous nous préparons à croquer. Prêts à déguster, J.-F. et moi stationnons devant la bassine du vieil homme quasi-aveugle et attendons, impatients, qu’il écume ses chips et nous les papier-journale pour que, bien salées, bien dorées, juste croquantes et légèrement huileuses, elles nous comblent l’apéritif.
Chips de Tunis au goût de madeleine de l’amitié, des voyages de jeunesse, du soleil insouciant et d’une libre Arabie… L’histoire décantée, les souvenirs enfouis sous les années et les disparitions, restent l’attaque, le sel, le bruit et le soleil. Car la chips n’est pas un aliment comme un autre. La chips ne nourrit pas, n’apporte pas de vitamines, fibres, énergie et autres bienfaits orthorexiques nécessaires à l’édification d’un monument à tout aliment. Non, la chips n’apporte rien qu’un croc de plaisir, une fine salaison, un bref sentiment de sécheresse bientôt humidifiée par la langue, le crac ! désespéré de se savoir seule qui appelle la suivante. Surtout, la chips appelle le soleil. La chaleur. Les bulles d’un apéritif, d’une boisson rafraîchissante, d’une pause près d’une plage ou d’un station au comptoir. L’art de la chips se décline en futile recherche d’une consistance qui ne dure pas, d’un goût qui ne s’installe pas, d’une mâche qui sans cesse échappe.
Art de la chips, art de la fugue… Ainsi vont mes pensées vers la plage de Zarautz, ainsi vont mes pensées au pub de Swansea, ainsi vont mes pensés sur la baie d’Aegiali. Ainsi vont mes pensées au son de la chips éphémère, chips ou bien chipie, impertinente bouchée de promesse à venir, chips Gainsbourgienne sensuelle et sans suite qui actionne les nerfs et commande à la main d’attraper, aux dents de claquer, à la langue de plaquer et au cerveau de poursuivre le rire en cascade du plaisir qui s’enfuit.
