Bienvenue à El Bar

Point d’exclamation qui pique la côte basque, dendrite terrestre de l’océan atlantique, étape obligée sur le camino del norte en direction de Saint Jacques, Pasai Donibane nous accueille un jour de piètre temps, grosse pluie et uniforme gris.

Pasai Donibane, ou Pasajes San Juan en dialecte castillan. Le chenal le plus profond de la côte cantabrique, antique abri pour caravelles et galions, la porte secrète vers les industries de Gipuzkoa tout au fond de la baie. Oui, Pasai Doniban ce beau jour de temps basque cache bien ses attraits tandis qu’on l’arpente, E… et moi, un lundi de juillet où la fête est nationale en France et absente en Espagne. Comme un vilain esprit de contradiction rabâchant ses adages retors de vérité en deçà, erreur et cetera, l’ambiance dans la ville m’indique qu’aujourd’hui, on ne fêtera rien. Rien, d’ailleurs, ne se prête à la fête quand on a passé de longues heures en compagnie de vêtements détrempés et chaussures spongieuses, quand on a traversé les sous-bois dégoulinants sans rien voir de la mer qui pourtant s’invite au plus près, quand on a saturé des gouttes d’eau brumisées qui ponctuent les poumons et obscurcissent la vision. L’arrivée à Pasai Donibane n’a rien de festif, rien non plus de joyeux si ce n’est le fait même d’arriver. Et la ville elle-même, ville-monotrace doublée d’une promenade en balcon aux accents dominateurs, ne sourit pas dans la brume qui enrobe la maison de Victor Hugo. « Eh oui, encore une ! », m’affirme E…, bien au fait des multiples résidences du géant littéraire. Quant à moi, je suis à Pasai Donibane en pèlerinage personnel, me rappelant un week-end familial et les chansons de Ronan Luce, une fondation Chillida parcourue d’émotion, un repas aux accents bruts de la mer. Elle me met, cette ville, un bon petit coup de blues, elle me joue, cette rue, un bel air de tristesse toute atlantique.

Pourtant, l’étape est bouclée. La journée de randonnée à 100% d’humidité achevée, on pourrait célébrer l’arrivée à bon port et le choix judicieux du GR 121 et ses côtes scéniques, loin de l’intérieur encaissé dans les terres que suivent les pèlerins sans rien voir de la mer – il faut dire que la mer, ça peut faire fuir. Donner des envies de partir. Des envies d’ailleurs. S’écarter du droit chemin et enfiler les traverses. La mer, oui, quand on chemine vers Saint Jacques, on l’évite de peur de s’y plonger en la contemplant. En la convoitant du regard. En y, pourquoi pas ? renaissant. La mer, on s’y perd, alors les pèlerins passent par les terres et se retrouvent avec nous à Pasai Donibane sans avoir humé la cantabrique atlantique bien grise aujourd’hui. Bien grise et bouchée comme une mer de ce Nord qu’elle scrute avec constance.

Donc nous progressons encore, mais lentement, le long de cette unique rue en cherchant El Bar. Car lundi soir, jour de fête ignorée chez les transpyrénéens, rien d’autre n’est ouvert. Aucun de ces restaurants remarquables si vivaces, si animés, si gourmands dans mes souvenirs, si déserts et si clos ce soir. Rien que ce bar qui ne s’appelle pas vraiment El Bar mais en a tous les attributs, bar essentiel, iconique et unique, refuge attitré de la population de Pasai Donibane.

Alors, entrons.

Petit scoop à destination des marcheurs en quête d’authenticité : El Bar n’a rien d’un havre pour touristes. El Bar est le plus bas(i)que qu’on puisse trouver, un comptoir, quelques tables, quelques chaises, un écran. Quelques vieux accoudés, caña à la main, du vague dans les yeux. Quelques plus vieux assis qui se crient dans les sonotones. Quelques jeunes, une famille, des gens de tous les jours venus dîner à l’abri de la pluie. Des pèlerins, aussi, facilement identifiables aux grolles détrempées, capes de pluie à l’entrée, qui rêvent de tazas pour initier leur txakoli à la Galicie finale. Et nous. Heureux de nous asseoir. Un peu décontenancés par l’indifférence que notre présence engendre. On n’est pas, ici, accueillis – pas non plus rejetés, contrairement aux affirmations de la réceptionniste de notre hôtel qui n’apprécie pas la patronne d’El Bar. Ici, on est. Simplement. Comme d’autres. On ne déclenche pas un intérêt immédiat. On est, comme nos compagnons de bar, venus se réchauffer pendant une froide et humide soirée d’été, découvrant une atmosphère propice aux celtiques mélopées, aux rythmes de tambours et souffles de cornemuses qui naviguent tout au long de l’Atlantique. Et peu à peu nous posant sur les chaises usées d’El Bar, peu à peu nous restaurant d’un poisson grillé et d’une belle entrecôte accompagnées de poivrons frits au mordant toujours possible, peu à peu profitant de l’ambiance un peu calme, un peu morne, nous nous détendons. Décrispons les sourires. Relâchons les mâchoires. La conversation s’allège, évacue les pensées ressassées de la journée, pensées qui chantonnaient à l’oreille, un pas devant l’autre, une goutte après l’autre. Un croc de patatas bravas, une langue écharpée d’un pimiento de padron qui avait tenu son feu bien secret, un glissement d’écailles nacrées du merluza a la plancha cuit juste comme il faut. Une caña, un verre de txakoli (mais je l’ai déjà dit), le repas nous installe agréablement sur les chaises d’El Bar. Nous nous reposons. Séchons intérieurement. Dissipons en nous les brumes et les nuages, le vent et la pluie, la longueur du chemin, la lourdeur dans les jambes.

Soirée agréable, simple et confortable.

Pendant ce temps, l’écran s’envahit des émeutes qui déferlent le jour-même sur Torre Pacheco, loin, si loin, tout au sud de l’Espagne.

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