La Préparation

Enfin.

Le retour à la maison.

A ces mot, certains pleurent et courtisent la quête impossible.

Ils m’ont déjà perdu. Erreur d’aiguillage.

Des héros plus modernes s’imbibent à d’autres sources : Home, sweet home et le Rêve Etats-Unien. Un défilé cuivré, des confettis gluants, des ahuris excités. Des majorettes au sourire tiré comme une capote sur un magnum de coca. La télé qui s’allume sur la porte fermée.

C’est bête à vomir, sans compter les manipulations honteuses. La recette d’une bonne parade : prendre quelques vieux combattants, une lichette de rapatriés et une pincée d’anciens coloniaux, mélanger avec condescendance et présenter avec ostentation.

Je les efface tous pour rentrer chez moi.

Là-haut, cinquième sans assistance. Je ne sonne pas, il n’y a personne à déranger. Une main distraite extirpe la clé, elle enfile sobrement la serrure. Poussée légère, tour de poignet, magie de l’action.

Une rentrée apaisante : tranquille, sombre et sans éclat. La calme ponctuation du verrou qui s’enclenche.

Les sensations : calme, noir et inodore. Un banal couloir, une absolue liberté : pas d’effluve oppressante, pas de vie indigène, balise à contourner ou piège à éviter.

Personne, et l’appartement comme je l’ai quitté ce matin.

Un air subtil efface et capture la suggestion d’un baiser affamé, la porte claquée résonne d’indication négative. Pas de compagne qui s’empresse de livrer d’une bouche versatile son opinion du moment sur la chaleur du foyer et les ivresses de l’amour conjugal ; ou d’écouler dans mon oreille saturée d’a priori la nervosité épuisante d’une après-midi de courses avec sa mère. Pas de trace sanglantes des tortures raffinées qui accommodèrent le créateur de la magnifique scène de genre l’encrier complètement vidé sur la nappe blanche toute brodée.

Pas de femme, pas d’enfant, pas de bruit.

Il y a des abrutis qui s’extasient d’être encore vivants passé vingt ans, ils célèbrent bruyamment leur ignorance en noyant de vagues relations de travail dans quelques litres de bière. D’autres tournent à l’aigre comme des prophètes au chômage et jurent que la vie est ailleurs, ils gaspillent leurs imprécations baveuses sur des politiciens magouilleurs.

Ils sont débiles. Personne ne les entend.

Les cris, les bruits, les coups et les insultes, ça se garde bien au chaud pour les camarades de gymnase. Surtout, ne jamais les inviter à la maison.

Dehors, c’est bruyant et sale ; chez moi je choisis le bien-être. Le plaisir et le calme. Le temps de sentir les choses arriver.

Tout est mieux quand le temps se laisse mesurer.

Dans la pénombre accueillante je respire une minute. Une jubilation se prépare. Dans la chaleur de l’imagination, dans les sacs rebondis de provisions convoitées. L’anticipation du plaisir.

Il y a des rues animées qui irriguent mon quartier, elles me portent sûrement vers les lieux qui nourrissent. Le pas mijoteur, la démarche culinaire, j’inspecte et je trie, et je trouve. Pas d’entourloupe ni d’arnaque, tomates avachies ou poisson desséché : je suis un amateur attentif. Expert près les cours des halles et spécialiste mondial des épiciers, chercheur assidu d’harmonie potentielle.

Les sacs se tassent sur le marbre. Par saccades, leurs petits affaissements au bruit de plastique me ramènent à la vie qu’ils contiennent. Leurs formes débordantes me séduisent.

Les mains curieuses d’une chair oubliée, j’en sors : des coquilles de pèlerins, un mignon de veau, quelques truffes blanches et rares. Puis, des haricots verts et longuissimes, un bouquet de pousses d’épinards, quelques asperges sauvageonnes et miniatures. Une motte beurrée, légèrement salée, crème, oeufs, bricoles et amuse-gueules. Couleur, fraîcheur, texture, reposent sur la pierre amicale.

Certaines matières, sans artifice ni parure, s’imposent avec autorité : l’ébène d’une canne, un anneau en or, la brillance d’un diamant. Alors moi, j’ai installé du marbre dans la cuisine. Simple, solide, propre. Même le travailleur occasionnel, le cuisinier du dimanche matin, le bouilleur de spaghetti des soirs de perdition, saurait apprécier la froideur impartiale et la masse généreuse de ce plan de travail dur et lisse. Le passage d’une main et les yeux ouverts, cela suffit pour convaincre. Un rouget moustachu ou un filet de canard ne sont, ailleurs, jamais aussi tentants, aussi bien vêtus de reflets orangés, alanguis dans une bonne intimité. Comme un baigneur qui s’oublie sur une dalle en plein soleil, le corps satisfait du massage reposant de la pierre.

Tous les jours me confirment son utilité. Son évidence. Ceux qui ont déjà raté une pâte feuilletée ou ruiné du formica savent de quoi je parle ; les autres, les incultes et les mécréants, sont invités à se moquer stupidement jusqu’à ce que la gorge les gratte et qu’ils aillent s’abreuver.

C’est simple : quand les préparatifs sont achevés, avant que la fête commence, une petite giclée et un coup de torchon dévastent la plaine minérale, qui se trouve débarbouillée comme le derrière d’un nourrisson. Elle me présente, la roche amie, sa surface inaltérable aux quelques impuretés qui égaient le regard. La noble servante !

Bon, campo, j’arrête la musique. Je ne sais pas pourquoi, il faut toujours que je m’emballe. Le marbre, c’est pratique et puis c’est tout, pas de quoi s’envoyer en l’air.

Je parais, comme ça, dégagé, mais je frétille un peu quand on me regarde avec un oeil rond et moqueur : comme si un simple équipement de cuisine révélait autant qu’un penchant inavouable pour les sous-vêtements coquins ou les punitions câlines. Du marbre dans la cuisine, pourquoi pas des godemichés bicéphales et des collants en résille !

C’est vrai, ça, pourquoi pas ? Dans un monde plein de surprises !

Le matériel ne vaut pas une goutte d’irritation, je m’efforce de laisser pendre les remarques silencieuses et désagréables. Mes détracteurs changent d’avis après que je les ai reçus.

Ceux qui le méritent bien sûr.

Donc, les sacs exposés, le marbre expliqué, le travail retrouve ses droits. De la matière première au produit fini, les joies sont multiples : beau comme un arbre, beau comme un meuble. De l’un à l’autre, l’artisan : il scie, perce, tord, sculpte et assemble. Autrement dit, c’est tout-à-fait moi ! Je coupe, désosse, malaxe, assaisonne et compose. D’un bon produit à un plat succulent, je taille la route. Dans ma cabine, tout est à portée de main : outils et bases, poudres et potions. Les épices, géographies lumineuses alignées comme des souvenirs, les herbes en pot sur le rebord de la fenêtre ; les huiles, à cuire et à goûter, farine, sucre, vinaigre et autres banalités essentielles sagement posés. Sous le plan, le jeu de casseroles, poêles et poêlons, les sauteuses et mijoteuses. Au-dessus, juste à hauteur des yeux, les ustensiles : fouets, couteaux divers et aiguisés, cuillères en bois et de toute taille, louche, écumoire. Quelque part, chinois, passoire, bols et douilles. Tous en ordre et en silence. Prêts à réagir à la moindre sollicitation

Savoir faire, avec ce qu’il faut pour bien faire.

Dans un vague coin éloigné et mal famé, sans lumière ni enthousiasme, s’ennuie un réfrigérateur ridicule. Cet animal stupide est le garant frigide de l’avancée de la civilisation moderne, il impose une triste réponse aux exigences absurdes de certaine vie trépidante : d’un genre que l’on dit excitant, et qui n’est que surchargé. Les gens qui travaillent tard mangent froid, ou alors, ils secouent vigoureusement leurs petits plats bien marketés avant de les engouffrer dans leur bouche insensible. Dommage pour eux. Personnellement, tout cela reste assez théorique, on peut dire franchement exotique. La vie ne trépide pas souvent autour de moi.

Tant mieux, tant mieux, surtout aujourd’hui. On est jeudi, le repas sera long à préparer.

La saison se prête aux senteurs denses et intérieures. Un air de chasse, beaucoup de feuilles mortes, des pommes trop mûres et la chair qui vieillit. Des abats en pagaille, des plats écossais. Ca va farcir !

Je commence par bien nettoyer les truffes. Brosser, peler, vérifier minutieusement : les bulbes introuvables que je tire d’en dessous la djellabah d’un ami fidèle, sont cloutées de cailloux vicieux qui niquent les dents les plus solides. Alors, camarade cantonniers ou bagnards exploités, je pense à vous et je trime. Un coup d’économe, une pensée émue, un passage de brosse, un peu de compassion : un bon rythme pour évacuer sans encombre la corvée.

Les voilà maintenant, régulières et lisses comme des oeufs durs, qui attendent sans état d’âme que je les accommode. Elles patienteront quelques minutes : un dernier séjour à l’air libre, une dernière sensation de la pierre natale. Pendant que je prépare une pâte très simplement feuilletée, l’art de la croustillance superficielle au service de la dissimulation. Les tendances cohabitent : un peu de graisse d’oie chez les ethnocentriques obstinés ; on peut aussi sabler légèrement au beurre et compacter à l’huile d’olive. Moi, je préfère le beurre salé, et une pincée de poivre pour amuser les papilles. Evidemment, tout dépend de la farce.

Je laisse reposer, il est temps de nettoyer les coquilles. Les coraux colorés ramassés dans un bol : ils seront pilés et battus tout-à-l’heure. Après décrochage, ébarbage et rinçage, je réserve les huit belles noix, à côté des truffes pour la beauté du tableau. Blanc sur blanc, cylindres et sphéroïdes, les saveurs détonnantes d’une même robe : plurielle à en devenir fade. Cette union éphémère m’inspire un plaisir égoïste, une recette fabuleuse. D’un autre jour.

Reposez, tuber chéries, je vous reprendrai bientôt en main pour truffer mon mignon. Le voilà qui s’exprime : hors du papier, le grain à l’air, il respire l’animal bien nourri, la bête à concours, le veau de compétition. Son fil rose et tendre sera ménagé : un trait de pointe pour l’ouvrir, un coup de plat pour le convaincre, beurre, sel, poivre, coriandre moulue, fleur de safran pilée, une suggestion de gingembre. Je dispose les truffes, bien serrées à l’intérieur, je referme, je bride : avant la cuisson collective, bien le laisser enrichir son intimité de la senteur douceâtre, un peu animale et légèrement terreuse de ces champignons africains.

Je n’ai presque plus rien à faire. Démarrer un bouillon goûteux, avec coquilles vides, algues et épluchures, une carcasse de poisson qui s’ennuyait, et le reste ; ensuite, attendre.

Je suis facilement patient. Bien obligé de l’être, depuis toujours. Avant, c’était une corvée, puis j’ai compris lentement que c’est une qualité ; indispensable surtout quand la patience n’a rien d’amusant. Par exemple, un conducteur de train qui perd patience, il enverra sans lésiner huit cent trente sept passagers, neuf contrôleurs et cinq mécaniciens sur un mur de dépôt. Sans compter les pékins broyés par la machine énervée ! De quoi donner envie de faire attention. Donc, patience. Une heure et demie, avant de reprendre la confection du repas.

Don Giovanni, un peu de détente. Position horizontale, hommage évident. D’ailleurs, je suis déshabillé. Je respire, régulièrement, en phase d’images linéaires qui m’emportent toujours, où je m’enfouis.

Dans mes oreilles, les petits grains dégringolent et me parlent doucement : ils rient. Le soleil monte et chauffe le sable et me rapproche d’un bruit rond, très régulier. Une humidité pénétrante sépare les fesses et masse les pieds. Si je me tourne vers les ondes bleues : depuis très longtemps dans un souvenir, une existe, que j’aimerais reconnaître. Elle était haute et roulait loin, sourire tout-puissant. Si je regarde : je ne saisis pas la fumée blanche et floue, ni les chuchotements amicaux. Les vagues, non plus. Une couverture. Une langue de bonne chaleur, de quelqu’un d’autre. Je respire très doucement, je ne m’entends plus, je sais que j’ai dit la même phrase. Depuis que je dis. Mes épaules tombées, je n’ai plus mal aux genoux. Je ne sens plus mes articulations, mon cou repose, je suis très lourd et c’est facile. Je me grave dans le divan.

Je vous passe la suite, j’ai oublié la fin. Le Commandeur qui tonne, le fumet qui chatouille, l’estomac qui taquine ; et moi, parfaitement réveillé. Une douche, une bonne, chaude et forte. Les ouïes bien rouges et l’oeil étincelant, totalement disposé pour la suite d’Opération Gueuleton. Je tombe le peignoir, frictions vigoureuses, quelques mouvements d’échauffement : ça serait trop con de me laisser surprendre dans les premières secondes. Parce que maintenant, la durée va sérieusement rétrécir. Je n’ai pas bien compris pourquoi, peut-être la vitesse qui s’emballe. En tout cas, être attentif.

Je commence petit bras, petite foulée. Les haricots verts à la vapeur, les asperges dans l’eau bouillante, c’est nickel. Egoutter, réserver, faire réduire encore le bouillon en arrêtant juste à la bonne consistance, c’est aisé. Fabriquer huit ronds de pâte feuilletée, étaler sur le marbre froidement efficace, no problem. Faire partir le filet aux truffes dans une cocotte masquée de beurre fondu, allumer le four, thermostat sept, chauffer une poêle, à blanc, retourner le filet, un coup de pinceau pour huiler les coquilles, revenir sur la sauteuse, mouiller de Chablis, sel et poivre, sauge et thym, fermer hermétiquement et poser sur un feu tout doux : je commence à suer un peu. Les St-Jacques, dans la poêle, vingt secondes de chaque côté, qu’elles caramélisent au bord ; je les sertis dans les asperges, bien égouttées, enroulées sur elles-mêmes et posées sur les ronds de pâte vaguement tartinés de blanc d’oeuf pour l’étanchéité. Tout ça bien refermé en petits paquets, un pinçon au collet, un coup de jaune d’oeuf, dans le plat beurré, il quitte mes mains et file dans le four. Et c’est parti.

Pause. Dix minutes de répit. Peut-être moins.

Il reste le fond qui frémit, l’agrémenter avec le corail pilé, poivrer largement, lier comme je l’entends et monter fortement au beurre. Un entourage confortable pour les paquets feuilletés lorsqu’ils sortiront du four. Surtout, une casserole d’eau à chauffer, garder la sauce au bain-marie, tiède, et finir en préparant une vinaigrette balsamique pour les pousses d’épinard.

Il me reste trois minutes, juste le temps, je m’habille pour dîner. Je rentre la carafe du balcon, je la pose sur la table déjà mise : j’aime bien servir avec un peu de cérémonie. Un seul vin pour le repas, assez âpre et mordant pour envelopper les coquilles sans les anesthésier, avec suffisamment de corps et de parfum pour révéler la truffe sans perdre contenance. Un blanc, surprise et diffamation : Savigny-les-Beaune Les Vergelesses. Les rieurs essaieront en cachette.

Retour en cuisine : paquets sortis et posés sur un fond de sauce dans l’assiette chaude et clochée, prête à être vivement glacée, la sauteuse qui mijote ses dernières minutes essentielles. Tout en ordre, tout en place, parfaitement à l’heure.

Je n’attendrai pas. Mon partenaire ébranle distinctement le palier, il s’apprête à partager le dîner.