Les murs du Château sont les briques de mes rêves. L’illusion d’ouverture que donnent la cour, l’amplitude du parc, la perspective grandiloquente des arbres qui bordent l’allée principale, s’efface devant la puissance de mon enfermement.
Le Château, il est là. Solide. Immuable. Familial. Ses portes refermées sur les secrets de toujours, il cache entre ses seins de tour, dans sa vulve de pont-levis, son arrière-train de basse-fosse, dans l’humeur calme de ses douves, les misères passées qui parfois resurgissent. Forteresse de mon âme, le Château contient, et fait croire, et promet – puis se révèle, écroule et démet. Alors revient le mystère embrumé, le rêve de l’enfant démuni face à l’absence d’enjoué qui grisaille les murailles.
Le Château, lui, survit.
L’entrée est d’une grille. Lourde, en métal forgé, aux circonvolutions épaisses. Y figure le combat d’un tigre et d’une lionne stylisées dans les barreaux. Animaux qui font cage. Leurs ébats sont violents, le sang suinte du métal vrillé comme des colonnes de fourmis agressives. La grille m’intime de stopper. Examiner les attaques en cercles rapides et larges du tigre, les réponses frontales et directes de la lionne. Pattes de fourbe contre griffes de fière forment une histoire achevée. De celles qu’on raconte mais qu’on ne revit.
Projetés par la furie qui s’échappe à grandes volutes du combat fondu dans le fer, des détails m’apparaissent. Un motif d’arbres. Un décor de rocaille. Derrière les corps des félins qui s’attrapent, une voie esquissée qui mène au Château. Fasciné, mes yeux adhèrent au premier plan, mes oreilles sonorisent les ébats. La transparence de la grille s’efface, ses zones ajourées s’emplissent d’une opacité nouvelle.
Je croise les bras.
La fin du combat paraît proche, mais le métal est figé dans le temps juste avant. Un temps qui impose l’immobilité.
Je m’assois au pied de la grille.
L’herbe est tendre. La mousse, douce. L’odeur mycotique de la forêt infiltre mes narines – légère et agréable décomposition. J’inspire à grands poumons les émanations du sol. Son eau monte sur moi, petite goutte par petite goutte. Gavée des fulgurances félines, l’eau qui sourd du pied de la grille est un placenta extérieur qui m’enrobe.
Je m’endors.
Quelques instants de pure noirceur me masquent la scène. Dans l’humidité nourricière et le confort de la mousse, je rêve que le combat se termine. Mais, à l’ouverture, la grille n’a bougé. Je me lève et, campé face à la grille, lui parle. C’est décidé : je veux tout savoir. Je pousse la grille qui s’ouvre d’un lent pivot. Franchis le pas vers l’allée qui m’invite.
L’allée, c’est le bruit. Le bruit des pas qui font crisser les graviers, les petits cailloux mêlés au sable, les petites pierres serties dans la terre. Les frottements métalliques et minéraux scandent mes pas.
L’allée, c’est le bruit. Le cri violent du vent dans les feuilles des grands arbres qui la bordent. Les murmures s’amplifiant des multiplicités qui, avançant, se précisent.
L’allée est longue. De loin elle paraît simple, grande voie rectiligne encadrée de gardiens aux troncs épais, hautes branches et feuillages nourris. Elle paraît, cette allée, n’être qu’une transition, rien à faire d’autre que de quitter son début pour en atteindre la fin.
Elle paraît…
Tant de fausses évidences jalonnent l’allée ! Les branches ne sont pas là pour aider mais pour détourner, de haut, de loin, en moquerie de grandes sœurs affranchies. Trônant et flottantes, filles d’oxygène placées sur le chemin elles disent de s’envoler comme elles, de flotter comme elles, et de partir.
L’allée, voie rectiligne aux branches qui détournent.
J’avance, sourd aux bruissements trompeurs des branchages. Déterminé. Impatient de m’extraire de l’allée sans fin, d’en atteindre l’extrémité qui donne – mais je l’ignore encore – sur un autre enfermement. Différent. Fuyant, à l’image de mes sœurs les branches. Paradoxal, à l’image des prairies qui s’étendent de part et d’autre des troncs. Un enfermement de qualité qui se précise à mesure que se rapproche le bout de l’allée. J’accélère, puis me mets à courir. À rêver. À anticiper. À bondir même, oubliant les conseils les déceptions les avertissements des aînées, en route sans plus tarder vers mon futur présent, l’enfermement différent qui a pour nom « vie ».
Au bout de l’allé, se tient le perron. Un ami. Une présence. Bas, poli, aimable entre-deux, il m’invite à entrer. Ses marches basses et larges sont faites pour être franchies à petit pas, à peine effleurées de pas esquissés. Pourtant, elles sont marquées du passage du temps. Années après années, vies après vies subreptices, d’innombrables légèretés ont fini par creuser la masse, inscrivant les histoires multiples qui lui passèrent dessus.
En haut, une porte intime l’arrêt. Je l’étudie : massive, sombre, austère, elle parait ne devoir s’ouvrir. Menace de rester close aux mondes nourris de lumière. Ainsi la lumière au Château, filtrée par les étroites ouvertures de la façade qui domine, sera protégée des vivacités.
J’attends. Baisse les yeux. Rencontre le perron fidèle. Immuable. Tremplin discret entre la longue allée et la porte mystérieuse. Les marches me disent l’histoire si vieille des spirales pétrifiées, volutes préhistoriques d’ultimes coquilles fondues dans le calcaire. Les pierres des marches sont des ossuaires antiques et je salue les corps morts qui les forment, âmes élémentaires des invertébrés archaïques qui ont donné la dureté, le toucher et la durée. Je complète mon ascension de cinq pas modestes mais qui excluent la possibilité du retrait, la possibilité de l’absence, la possibilité de la fuite.
Ah ! Voilà la porte. Sombre et solide, massive et hautaine. J’incline la tête, rabats le menton sur ma poitrine, resserre les épaules. Inspecte les fibres de la porte, le lignage du bois ancien. Les années arrachées se devinent aux cercles concentriques qui sortent du plan pour se perdre dans la troisième dimension. L’arbre a été tranché, les cernes ont été brisés, pourtant je les sens s’arrondir autour de moi, bras de tendresse qui recréent un tronc chaud et rassurant. La résonance des écorces lointaines, la vibration des fibres tendues sont mes accompagnatrices, une dernière fois me recroqueviller, me laisser aller. Une dernière fois dans le ventre de bois me laisser porter. Être à l’attente.
Mais, fugace.
Les cercles imaginaires s’effacent et je me retrouve seul face à la porte. Toujours massive. Toujours hautaine et sombre. Alors oui, rentrer plus le menton, serrer mieux les épaules et d’un hochement de tête, montrer qu’on y est. Et qu’on est prêt. Et pousser. Et enfin, entrer.
La porte s’ouvre sur le hall du Château.
Un vent froid m’accueille. Il cingle et déboule du grand escalier à l’autre bout du hall. Agite en spirale un lustre ostentatoire, pauvrement éclairant, ses breloques ridicules tintent d’un rire malingre, triste soprano de cantatrice enrouée. Le vent bousculant les pierreries lumineuses anime le hall aux sons d’une multitude de bouches désorganisées.
Je baisse les yeux. Au sol, la mosaïque figure des bêtes. Petites, acharnées, se fourmillant les unes sur les autres contre le vent froid qui les décourage de voler. Je souris de les voir tassées sur les carreaux de céramiques, évitant la troisième dimension. Puis, tracté par le vent et le froid, aiguisé des crissements du lustre qui pendouille, je m’engage dans le murmure devenu vacarme de l’air qui tournoie. Un pas, un autre, d’abord sur les petites bêtes dociles et passives de la mosaïque, puis mes bras s’écartent, mon menton se relève, mes épaules se carrent, encore un pas, encore un autre et je traverse le grand cercle de vie animale au sol.
Me voilà de l’autre côté. Face à l’escalier. Une première marche, invitante, me dit d’oublier le vent, de ne pas me brider au bruit des tempêtes. Qu’elle saura me porter. Derrière moi, la porte a disparu. Par terre, la mosaïque n’est plus. Alors, résolument, j’adopte la première marche, l’escalier, le courant d’air qui, soudain s’inversant, me pousse vers le haut.
Aspiré, je nais au Château.
Dans l’œil cyclonique de la naissance, le calme est parfait. En étendant les bras, je pourrais toucher les parois du tourbillon, me retrouver emporté loin, puissamment, sans espoir de retour. Laisser le fil de ma vie se débobiner dans les murs mouvants, laisser le cours de mes jours se dévider. Mais au centre de l’œil, dans l’iris noir du cyclone, la pointe de sa pupille, rien ne bouge. Le temps est arrêté. Le temps de la vie d’avant, le temps de la naissance pas encore, le temps d’avant d’exister. Le temps que rien ne change.
Je monte dans le calme du cyclone et les murs parlent. Témoins de mille vies, ils s’expriment de voix caverneuses qui résonnent dans des fréquences peu communes, des basses fortes et lointaines. Leur vieillerie témoigne d’anciens disparus. De naissances passées. De qui furent et ne sont plus, portraits accrochés dans des cadres aux traces à peine visibles – sous un certain angle, une certaine lumière, à certaines conditions. Les murs scandent un hymne répétitif, ils ont le pouvoir de vie sur les morts et les morts se réveillent. S’ébrouent de leurs tombes, urnes, sarcophages, flots du Gange ou Mont des oliviers. Se démêlent de leurs fosses communes. Se secouent, enlèvent la terre, le bois, le sable, les vers qui les ont couverts et sortent des murs en une lente procession qui me dit « Oui ! » à la vie. Rythmés du passé qu’ils composent en agrégat d’hologrammes qui se précisent par impulsions, ils me figurent des villes, une famille, un bateau, des traversées. Un livre. Des chants. Les fleurs défanent à leurs rires silencieux. Les frères, les sœurs, les rejetés reviennent. Les vies effacées s’affichent sur leurs parois de vent, exposition de souvenirs où piocher. Les morts hors les murs m’entourent et dansent la vie à venir. Je suis décidé à leur ouvrir les bras, prêt à découvrir les arcanes des cimetières.
En haut des marches, une porte. Je la pousse et m’engouffre dans la première chambre.
La pièce est vide. Haute. Elle sent l’essence. L’alcool. Ou le désinfectant. Masque chimique posé sur une autre odeur, tenace et délétère. Mes narines affectées pulsent, les coins de ma bouche se tendent à chaque souffle. Quelqu’un, c’est sûr, est mort dans cette chambre. Le plancher est d’un bois patiné, bien jointoyé, parfaitement lisse et vernis. Mais ancien. Sous mes pieds je devine les tunnels patients d’insectes xylophages. Les coups de rabot, traces de ponçage, traits de pinceau, les efforts humains pour maintenir l’antique en vie. Au milieu de la pièce, des traces laissées par quatre pieds de lit. Le lit, lui, a disparu. Au centre du rectangle marqués par les quatre pieds, un coffret. Assez petit, une dizaine de centimètres de côté. Couvercle en marqueterie d’ivoire et de nacre. Ses flancs en bois sculpté sont ajourés d’un moucharabieh.
L’odeur qui persiste derrière l’odeur désinfectée, c’est lui. L’odeur se renforce tandis que j’approche, pénètre l’espace qui délimite le lit absent et converge vers le coffret. L’odeur devient plus complexe. La décomposition qui primait disparait, elle devient riche de fluides corporels. Mon nez me guide au coffret. Je s’agenouille devant lui. Pose mes narines contre un des flancs. Inspire.
C’est vertigineux.
Les vies autres s’invitent et m’emplissent. Ma poitrine se gonfle de tous leurs moments vécus. Naissances, croissances, amours, morts. L’histoire se démultiplie. Ma tête tourbillonne, légère de s’être agrandie pour que tous me pénètrent. Mon nez abouché au coffret le fouille de sa pointe, petit sanglier cherchant sa truffe, veut s’immiscer dans les interstices du moucharabieh, à la source de l’odeur. Mais l’intérieur s’est vidé des dernières bouffées d’humanité exhalées. Une ultime inspiration et je me relève. M’écarte. Attends. Dans la chambre, l’air ne sent plus. Chargé d’olfactions disparues, je sors de la chambre. Dans le couloir, les morts scandent mes pas. La lumière est un fil tendu qui m’entraîne et je grandis. M’étire de toute ma hauteur, de toute ma largeur dans le couloir qui dessert… qui dessert…
Oui, le couloir… que dessert-il ?
Sa longueur est difficile à appréhender. La fin, indéfinissable. La source lumineuse qui me tracte se renforce à mesure que j’avance. Menées par la source, mes joues, mes cheveux, mes mains sont attirées. Mes dents branlent dans leurs logements. La source est magnétique. Impitoyable. Elle matérialise l’air dans une seule direction, aveugle et masque les détails du couloir. Ici, une porte ? Là, une autre chambre ? Un tournant ? Un angle ? Un autre couloir ? Des possibles. Seule certitude, une fenêtre. La source en provient. Je m’approche de la fenêtre. Pose une main sur le verre. Et la lumière tombe. Brutalement. Elle chute au sol, trou noir donnant obscurité. Je ne vois plus que ma main fondue dans le verre, prête à se fossiliser. Le couloir est devenu sombre. Quelques faibles vibrations dans l’air. À l’extérieur, une lueur lunaire détoure la nature. L’allée, elle est bien là. Au bout de l’allée, la grille est bien là. Je ne me souviens pas d’être passé par la grille, ni d’avoir remonté l’allée, je me souviens à peine du bruit de mes pas sur le perron de pierre, de la porte lourde et de l’escalier. Il y a longtemps, déjà… Je retire ma main, une froide pâte de verre se colle à moi et s’étire, fragment de fenêtre fondue qui me suit. Curieusement, rien ne me blesse. Ni le verre découpé, ni le verre fondu. Je dégage mes doigts des traces de verre qui s’accrochent encore. J’attends.
La lumière ne revient pas.
Je fais demi-tour, le couloir se révèle dans tout son clair-obscur : sa longueur, le plafond si haut qu’il paraît inaccessible. La porte de la première chambre, refermée, face à l’escalier qui arrive du hall. Au loin, une autre fenêtre. Une autre attraction. Une autre lumière.
Au milieu, juste après l’escalier, deux portes qui se font face.
Je remonte le couloir en direction du futur. Curieusement, je flotte, semelles au vent, pieds à quelques centimètres du sol. Dans le couloir, aucun craquement ne me précède. Les lattes sont figées, j’expérimente la légèreté, les presque frôlements contre les murs, contre le plafond si haut. Sensation du temps d’avant, du temps d’immersion. J’atterris entre les portes jumelles. Le contact des lattes me surprend, puis m’agrée. Le bois est doux sous mes pieds nus. Lisse. Presque aussi discret que l’air. Je me pose. Pensif. Les portes sont maîtresses de surprises. Celle de gauche déborde de son cadre, comme un corps resté trop longtemps immergé, et gonflé. Elle n’inspire pas. Le chambranle est secoué de petits mouvements, des vaguelettes superficielles qui semblent vouloir la dégonder. Non, cette porte n’inspire pas, elle effraie. Sa jumelle est bien rangée. Bien calée dans son encadrement. Le fil du bois bien droit. La surface bien lisse. Une simple poignée de métal doré au milieu du panneau. Pas de moulures, pas de fioritures.
Celle-ci m’ira. C’est le choix de la raison.
Les pieds bien tanqués orientés vers la porte du choix, je tends la main vers elle, prêt à l’ouvrir pour découvrir des futurs, d’autres passés, un peu du fugace présent. Pose la main sur la poignée aux reflets élégants. Aucune ostentation dans cette porte bien élevée. Rien de commun avec les crissements dans mon dos de sa jumelle de gauche, les débordements de bois sauvage, vivant, lianes qui dansent dans l’air et s’enlacent, se tressent au-dessus de ma tête, affirmant leur position de puissance. Je vais entrer dans la chambre rassurante. Ferme et droite. La bonne chambre. Au moment de pousser la porte, la poignée déjà tournée, yeux fixés sur ce qui serait l’intérieur, les fils de bois de la jumelle m’enserrent, m’attirent et m’emportent d’un trait, tout mon corps aspiré violemment dans l’autre chambre. Je perds connaissance.
Quand je reviens à moi, je ne me souviens pas d’avoir franchi le seuil. Ni d’être entré dans la chambre. Inconscient des dernières secondes – minutes ? heures ? jours ? – passées, je me rappelle seulement les enroulements des lianes fines et solides. Et d’avoir avoir voulu l’autre porte, mais qu’elle s’est refusée.
Je suis allongé, nu, sur une table métallique, froide et longue comme d’une morgue. Jambes légèrement écartées, bras le long du corps. Sous la nuque, un petit coussin cylindrique rempli de billes souples. Au plafond, des textes inscrits dans une langue étrangère, un alphabet inconnu. De longs textes qui couvrent l’ensemble de la surface du plafond. Quand je plisse les yeux, des formes s’illustrent brièvement dans les textes, mais trop brèves. Peu explicites. Des kabbales indéchiffrables, sans exégèse, des injonctions qui, je le sens, m’apprendraient à vivre.
Soudain, du plafond une voix naît. Grandit. Forcit. La table en métal vibre et propage le son sourd de ma chair contre le plateau. Depuis les écrits naissent des vibrations puissantes, des basses qui massent mon ventre exposé, mon sexe à nu, enfoncent mes yeux dans leurs orbites, envahissent mes oreilles, mes narines, ma bouche. Bercé à l’envi, je m’abandonne aux pulsations. Une chaleur douce irradie de mon corps, partant de la tête, descendant le thorax, l’abdomen, s’égarant dans les bras, les mains puis reprenant la voie du pubis, vers les cuisses, jusqu’aux orteils. Mon corps maintenant rouge et non plus blême luit dans la chambre, se reflète sur le plafond, me projette en éléments comme les îles d’une humaine cartographie. Dans cette nouvelle lumière, certains écrits légendent les parties de mon corps. Ceux-là se font compréhensibles : ils m’expliquent. Les yeux au plafond je me détaille, heureux de m’apprendre. Mais je dois faire vite car je sens ma peau se défaire, se déposer peu à peu sur le plateau métallique. Me voilà nu de ma peau. Je sens une forte fatigue s’emparer de moi. Les phrases au plafond se troublent, les images s’estompent. Écorché, je m’endors sur le plateau métallique.
Quand je me réveille, je suis debout. Vêtu. Prêt à sortir. Sur le lit de métal, des restes de peau abandonnée. Au plafond, mon nom seul est inscrit. Nommé, mué, enfin né, j’exulte ! Je voudrais m’épancher, étirer mes coudes, déplier mes genoux, agrandir ma bouche ! De mes pas devenus élastiques je traverse la chambre, retrouve le couloir et me dirige vers la porte en face. Cette fois, rien ne me retient. La porte que je referme derrière moi est redevenue simple porte, inerte et lisse, ses lianes enlaçantes rentrées dans leurs logements, invisibles dans le fil du bois qui n’a plus rien de vivant. Elle a prélevé sa part de chair, son ticket de peau, elle me laisse tranquille.
De nouveau, je pose la main sur la poignée simplement dorée de ma porte. De l’autre côté, des sons nombreux, variés. Festifs. Je tourne la poignée, entrebâille la porte, le son s’exgouffre, troue mes oreilles, tape mes tympans et me fait vibrer tout entier. Une musique forte, ventée et percutée, un jazz oriental d’inconnus tout en noir. Je pousse la porte, le panneau de bois pénètre l’intérieur et repousse la musique qui s’échappe par le plafond, les fenêtres, disparaît entre les lattes du plancher.
J’entre.
La musique s’est tue. Reste une vibration, plus lente à se dissiper. L’atmosphère de la pièce est encore vive de rires et de cris, nuages colorés d’un passé étranger. Rude et chaleureux. Dur et familial. Des femmes, des hommes, des enfants qui virevoltaient se sont évaporés, des volutes dans l’espace et quelques traces sur le sol témoignent de leurs danses.
Curieux, je ressors et referme la porte. Aussitôt la musique reprend. Différente, riche en sonorités andalouses, en roulements de tambours gnaouas ou celtiques. Inconnue, encore. De nouveau je pousse la porte, de nouveau le son stoppe. À l’intérieur, les volutes de vapeur sont toujours là, pourtant elles ont changé. Les traces de pas sont visibles, mais elles ont bougé. Un autre univers s’est imprimé. Encore une fois je referme la porte et la musique reprend. Je me sens maître involontaire d’un jeu d’enfant dont je serais le soleil et la chambre serait pleine des un, deux, trois éléments qui s’animent à mon aveuglement. Saturé de ces sons, je tourne le dos à la porte et progresse dans le couloir. Les échos de la chambre musicale s’estompent, reste à peine un courant d’air sifflé qui me chatouille les oreilles. J’abandonne mes passés et fais quelques pas vers ma destinée. Des pas hésitants. Le couloir est tortueux, irrégulier, inhospitalier. Vide de ceux que je cherche. Si infini. Dans une grise lenteur, une triste paresse, je me traîne. Hésite. Atermoie. La vie à venir paraît morne, banale, déjà vue, déjà vécue. Rien d’original dans la parentèle qui m’attend au bout du couloir. Rien. Du. Tout. D’original. Martèle mon cerveau rebelle à la trivialité tribale. Une révélation soudaine m’éblouit : j’ai le choix ! Suivre, je n’y suis pas tenu ! Je peux changer le cours de ma vie. Et devenir aîné. Il me suffit de plonger dans la rivière des âges braver le flot du temps. Remonter son courant. En franchir les barrages. Il me suffit d’inverser les jours, les heures et les minutes, que les nombres des années deviennent négatifs. Alors, être deviendra être aîné. La pente du couloir sous mes pieds me poussait vers l’évidence, la tranquillité. La platitude. Mais j’ai vu la lumière, et la possibilité d’être aîné.
La possibilité d’être aimé ? susurre mon inconscient indocile.
Je ne l’écoute pas, tout à ma joie de prendre place dans l’ancestralité.
Dans le couloir, deux longues lignes de chaises occupées par des spectres se font face. Vêtus de parures sombres cousues de fil d’or, ils tiennent leurs mains croisées sur leurs cuisses jointes. Ils attendent, la tête légèrement inclinée, les épaules un peu rentrées. Leurs cheveux sont longs ou courts, raides ou frisés, ou bouclés, mais tous gris, fins et clairsemés. À travers les chevelures disparates aux allures mortes, les peaux des crânes luisent. Sillonnées de vert à peine visible, tendues comme de vieux parchemins sur des rouleaux ou des cadres, elles émettent une lumière jaune et tendre qui prend vie à mesure que j’avance accompagné par les murmures à peine audibles qui s’échappent des bouches entrouvertes. Les haleines, étrangement, ne sont pas de vieux, elles sont parfumées, légères, encourageantes. Nulle pourriture, nulle déchéance ne s’échappe des bouches qui commentent mon passage.
« Il est beau… »
« Il ressemble à… »
« Tu trouves ?… »
« Mais oui ! Regarde ses yeux… »
« C’est vrai… on dirait… »
Les langues se mêlent, les mots s’entrechoquent, les phrases se scindent et s’évaporent dans un vertige sonore que je ne comprends pas. Pourtant, on parle de moi. Incertain, je continue d’avancer entre les lignes pointillées des silhouettes diaphanes qui bordent le chemin. Une vache, un fil l’empêche de quitter son champ, et je me sens vache à rester entre les deux rangées, barrières fragiles faciles à traverser. Ce n’est pas la force du présent qui me retient, c’est la puissance flétrie, le timbre éteint des voix. Docilement, je chemine entre des rangées de mots qui me concernent.
« Il sera… »
« Il ne fera pas… »
« Il a vraiment… »
J’aimerais parler aux spectres. Savoir ce qu’ils étaient, avant, quand leurs cheveux épais et noirs couvraient à peine l’énergie inépuisable des fronts et la puissance des oreilles, quand les yeux étaient féroces et ardents, quand les épaules larges et fières ne rétrécissaient pas sous le poids de vêtements pourtant légers, sous celui du temps qui ne passe plus. J’aimerais savoir leurs vies, leurs amours, leurs combats, leurs enfants, leurs épreuves, leurs savoirs. Être le récipient des générations qui s’éteignent pour lui donner d’exister. Les têtes hochent à mon passage, les mots s’écartent, les mains décharnées aux tendons apparents se tendent sans espoir de contact. Impossible d’attraper un esprit, impossible de saisir une main immatérielle. Je continue ma progression dans l’allée des spectres. Peu à peu les voix s’éteignent, les hologrammes antiques s’affadissent, les chaises mêmes disparaissent dans le plancher, dans l’air, certaines s’enfoncent dans les murs, achèvent leur court passage dans ma vie. J’inspire largement, rempli et libéré de mes accompagnants. Seule reste, en fin de ligne, une chaise. Vide. Grande, haute, d’apparence solide. Son assise est tressée de vaisseaux sanguins, veines et artères entrelacées recouvertes de chair et de peau. C’est la chaise de la transformation. Je m’y assois, attendant de recevoir son corps en offrande. Prêt à grandir dans une mare de sang. De fluides écarlates. De substances visqueuses et collantes. Enfin à l’air, oublier l’aquatique gestation des cellules et me voir viande. Sentir la solidification, l’air qui bute contre la peau, les cheveux, les ongles, les yeux.
Avant c’était humide, peu précis et sans frontière. De cellules originelles en partitions multiples, de multiplications incessantes en milliardisation successives, les bornes se sont faites. Maintenant je quitte l’eau-mère. Les muscles de mes jambes me dressent de l’intérieur, ils bâtissent, ils structurent, durcissent à la marche. Les muscles de mon ventre, profonds et inspirés, me maintiennent, m’équilibrent, me rassurent. Mes bras, je les vois, sont fermes et robustes, musclés de naissance, sans l’once d’une graisse. Finis le flottement, l’aquatique, le fluide, je suis bâti de pierre, de bois, de fer et mon cœur est une puissance qui tonne aux oreilles et martèle la poitrine, mon cœur vibre et pousse, grince et grogne, articule et profère. Bien enfermé, bien protégé, il manifeste.
Aux temps aquatiques j’entendais d’autres cœurs. Celui, vital, de ma mère. Le cœur, brutal, de mon père quand il s’imposait. J’entendais d’autres cœurs mais là, maintenant, dans ma nouvelle enveloppe dure et ligneuse, mon cœur m’assourdit. Son vacarme me submerge. Le cœur bat trop fort dans ma poitrine qui demande de l’espace, a envie d’éclater, cherche à se distendre contre les pulsations. Redevenir libre, retrouver l’eau et le large, les frontières indéterminées. Les bords infinis. Retrouver l’eau de l’avant. Ne plus contenir. Ne plus être battu.
Impossible !
Le cœur n’adhère pas. Continue de cogner, tout à sa tâche de me faire vivre, faire sonner la vie en dehors de la mare originelle. Un long combat commence entre le cœur et son enveloppe, entre moi et mon interne pompe. Je suis perdu et cherche un avis. Une recette de savoir-vivre. Mais les spectres sont partis, les murs se sont tus, les sons de la chambre aux ancêtres ne me parviennent plus. Seul, mon cœur, toujours défonce et cogne. Ne s’arrête pas. Une machine qui me dépasse, s’arroge ma volonté, préempte mon désir. Le cœur frappe, excite, attise et tourne. Je suis déboussolé. Mes yeux quémandent un exutoire, un canal pour accueillir mon flot. Une fuite, une entrée, une autre pièce, une ouverture. Je me lève et quitte la chaise de la transformation. Reviens sur mes pas. Arrivé au palier, je regarde vers le haut. L’escalier continue son ascension. Dans le clair-obscur ascendant je distingue trois, quatre étages, peut-être plus, qui se superposent. Le chat en moi décide de monter.
La première marche craque, assourdissant temporairement le battement dans la poitrine. Je souris. Le mouvement me gagne, écarte le cognement interne, étouffe la complainte du cœur et la remplace par une aspiration qui allège le pas et fait grimper, sauter, virevolter d’une marche craquante à l’autre, d’un pas qui claque au suivant. Le son de mes pas résonne sur les murs, s’élève en me guidant vers plus haut, plus d’air, plus de liberté. Je cours maintenant sur les marches, avale un étage, un second, un troisième. L’escalier s’offre, ses marches sont une invite, sa rampe est un rail qui me guide et m’insuffle.
De là-haut, une parole retentit. Une voix forte de femme que je ne distingue pas bien. Je crois entendre « l’innommé, » crois entendre une promesse, je crois et gravis, ne compte plus mes pas, ne compte plus les marches, seules comptent les échos de la voix qui rebondissent. Là-haut, je serai ! Là-haut, je verrai ! Là-haut, je comprendrai, et mon cœur cessera de cogner.
L’escalier s’arrête.
Je suis arrivé tout en haut.
L’escalier se fond en un passage qui mène à l’entrée d’une grande pièce.
Elle est là. Assise au centre. Elle est petite. Toute petite. Minuscule. Bras croisés sur sa poitrine, elle est immobile. Sa voix, seule, bouge dans l’air de la pièce, soulève des tourbillons de poussière. Je ferme les yeux balayés par les granules qui volettent.
« Viens », dit la voix. « Viens. »
Quand je rouvre les yeux, je vois. Avec grande clarté. Je vois une longue file d’êtres comme moi, des humains qui me ressemblent, des amis, des sœurs et des frères. Des parents.
« Tu as quitté l’eau, tu as quitté le chaud, tu n’as plus d’hôtesse. »
Elle est plus petite maintenant. Encore plus. À mesure qu’elle énonce les étapes de la vie, elle s’étiole. Fane son visage. Flétrit sa peau. Ses doigts se crochent, ses ongles rancissent. Elle frotte ses pieds sur le sol devant sa chaise et creuse le plancher fait de sciure, de paillage, de pétales déposés. Bientôt, elle disparaîtra.
Je dois lui parler maintenant. Ou bien jamais.
« Que peux-tu m’apprendre ? »
La voix, très forte : « Ce que tu ignores. »
« Que sais-tu, que je ne sais pas ? »
La voix : « Tellement. J’en sais tellement. »
« Qu’est-ce que… encore… ? »
La question s’est envolée. La voix s’est tue. Je reste sans réponse. Mon ventre se creuse sous la pression, des fourmillements attisent mon intestin, mon estomac est une éponge à essorer. Le reste humain finit de disparaître. Les oreilles tendues vers le vide, je me tords.
Un écho, « la douleur… l’amour… l’autre… », rebondit dans l’oreille.
Je ne le laisse pas s’échapper, concentre mon acuité sur le son qui file et le suis à la trace. D’autres mots se font jour, « partage… jalousie… partage… ennemi… ». Je suis ses mots jusqu’au bord de la pièce.
La pièce ouverte sur le vide surplombe l’entrée du Château. Loin, si loin. Vertigineuse. Des mètres et des mètres de vide. J’avance, un pas, un autre pas, le vide est accueillant de pureté, de solitude agréée, le vide est rassurant, l’air, la blancheur, la lumière. J’étends les bras, prend un appel, un, deux trois pas en plein rêve. La voix revient. Elle est dans mon dos maintenant et lui dit de ne pas. Qu’il ne faut pas. Qu’on ne doit pas.
Alors, pas. Me plante et observe. L’atrium du silence est grand ouvert devant moi. Les bords en sont lointains, le plafond est en ciel pur, les murs, en air. Le sol, de nuages. Et le silence. Plus un son pour me dire où aller, quoi faire. Plus un bruit, plus une voix, plus une onde qui parcourt l’espace. Seul face à l’atrium du silence, je crie. Extirpe mes poumons, baudruches sillonnées de vaisseaux pour chercher l’air à l’extérieur. Les organes suivent, le cœur, l’estomac, le foie, la rate se dirigent vers la sortie. Mon cri me retourne comme un gant, ma peau devient intérieure. Dans l’atrium du silence je m’inverse, voler là où d’autres ont marché, m’élever là où tous ont plongé, d’une grande enjambée silencieuse sortir du Château comme ses poumons sont sortis de moi-même.
Mais pas. Au lieu, j’inspecte. Mes lobes fractals flottent à hauteur d’yeux, ils se gonflent et se dégonflent rythmiquement toutes les quatre secondes d’une respiration apaisée. À l’inspiration, la structure interne de ses éponges se distend, se dilate et ouvre ses multiples anfractuosités à l’oxygène qui s’engouffre. Puis le sang régénéré quitte les poumons et s’enfuit dans le corps, pulsé par le cœur qui bat à côté.
Calme, ce cœur. Calme et fidèle. Calmes aussi, ces poumons, calmes et solides, sans détour, bien capables d’aérer. Et l’estomac. Le foie. Mes occupants exposés me troublent. J’aimerais leur parler, leur dire ce que je pense d’eux, les remercier, aussi, de leur coopération. Mais, alors que les organes sont dehors, que ma vie investit l’atrium du silence, au su de tous, bien visible, bien partagée, je réalise que ma voix, elle, est restée intérieure. Les paroles inaudibles refusent de sortir. La voix se répercute dans mon enveloppe désertée, elle cabosse de côte en côte, de vertèbre en vertèbre, d’os en os, elle cogne contre les parois de mon enveloppe vidée de substance. Prisonnière. Oui, je respire, oui, je pulse, oui, je digère et filtre et métabolise, oui. Mais l’atrium du silence ne s’emplit pas de mes mots. Et l’ineffable me grignote de l’intérieur.
Je ferme les yeux le temps de quelques dernières respirations, puis rapatrie mes organes un à un, les fais rentrer à l’intérieur, bien serrés les uns contre les autres, à peu près à leur place. À vérifier : la composition interne est solide, stable, fonctionnelle. Le cœur bien à gauche, les poumons bien centrés, le foie à sa place, l’estomac recalé. Face à moi, l’atrium est vidé. Seul subsiste la vue sur l’extérieur, le bleu du ciel, un nuage, l’entrée du Château tout en bas, et un bout de soleil qui tombe vers la gauche.
Je recule et m’en vais. Retrouve ma voix.
« Le Château, c’est chez moi. »
Demi-tour et je laisse le vide derrière moi, rentre à l’intérieur du Château retrouver les présences familiales. Une mère, des sœurs, un père, des frères si jeunes, des familles étendues. Et si on se parlait… et si on se disait… et s’il était temps de se présenter, enfin ?
Je me tiens droit dans le couloir. Soudain des mots s’invitent, sans prévenir, petits amas de lettres mélangées qui se forment à mon insu dans l’esprit, se déplacent discrètement vers la langue, la gorge, les lèvres et d’un souffle s’extraient sans le concerter. Leurs sens s’échappent dans un tourbillon d’air pur et rafraîchissant, je me sens arbre du Château et mes mots sont un oxygène. Des nez s’invitent autour de moi, une foule de nez qui inspire bruyamment à la recherche des sensations.
Cela pourrait être ma place : donner. Être source de plaisir, être là pour exprimer des fragments de bonheur, et les dispenser.
Je marche dans le couloir, tout à la joie d’envoyer des messages aériens, des offrandes qui se matérialisent, mes holocaustes sont des hologrammes. Mes mains dans le vide décrivent des courbes d’invite, je m’adresse à l’éther en toute confiance, certain d’y trouver les gemmes de famille. Mon souffle est de plus en plus profond, une aventure intercostale qui creuse le ventre, engage les poumons, je ne suis qu’un énorme poumon qui inspire, expire, inspire, expire et ainsi, s’exprime.
Au-dessus de moi, une ombre plane.
L’ombre me suit de haut, je sens un nuage d’humidité délétère, mon oxygène généreux empêtré d’une eau lourde, un râle long et régulier, horloge de la mort qui m’appelle sans s’arrêter. Un début de froid me touche le sommet de son crâne, les pointes de mes oreilles, mes pommettes, puis descend sur mes épaules, mes omoplates, le creux de mon dos. Mes reins.
Je lutte de tout mon ventre, de tous mes poumons qui continuent de gonfler entre les côtes mais le froid qui gagne est sans pitié. Et toujours, le râle qui forcit et devient presque intelligible. Plus qu’un râle, une parole répétée, un mantra de froideur qui tourne autour de moi. Le râle, je le comprends soudain, est un nom. Un nom connu qui se répète infiniment dans les gouttelettes de froideur, dans l’humidité décourageante, dans les sifflements, maintenant, du vent – un vent né d’un autre. Je ne peux plus expirer pour les autres, je dois consommer mon oxygène et ne peux plus donner. Mais ce nom, son nom en vérité, retentit de plus en plus fort, raclé contre mes parois, frotté contre mes côtes, balancé entre mes oreilles. Son nom dit par l’ombre m’entoure et m’efface.
Soudain, il disparaît.
Je redescends en courant. Fuyant l’ombre, je roule sur moi-même, manquant de me fracasser la tête contre une marche plus hardie que les autres. Me tords la cheville. Roulant, boulant, roulant, boulant, deux, trois, quatre, des, étages, je vois passer en stroboscopie le hall et la porte d’entrée, continue de descendre, encore un, deux, encore plus d’étages vers le bas, rejeté sans répit de la rampe à la cage de l’escalier.
Voilà. Suis en bas. Je m’arrête. Me retrouve debout. Solidement debout. L’équilibre m’est revenu et j’entreprends les premières marches d’un nouvel escalier, petit, étroit et sombre, raide, un escalier qui certainement mène au sous-sol profond. L’escalier s’obscurcit à mesure que je descends et, étrange phénomène, semble rapetisser. Ses marches plus étroites, ses murs rapprochés, son rayon de courbure qui diminue me force à plus d’attention. D’autant que la lumière… oui, la lumière… enfin… ce qui atteint mes yeux n’est plus tout-à-fait de la lumière. L’impression est tactile plus que visuelle, un air visqueux et masquant qui recouvre telle une humeur pupille, iris, le blanc des yeux. À travers, je ne vois plus les détails de l’escalier, pourtant j’avance encore, mes pieds trouvent sans effort la marche suivante.
La lumière… oui, la lumière…
L’impression de lumière sur mes yeux disparaît tandis que je descends une dernière marche, puis m’arrête net.
Plus de marche. Plus de vide sous les pieds. Simplement, deux murs de part et d’autre, un troisième en face qui marquent la fin de l’escalier.
Le mur qui me fait face, improbable fanal, est d’une rougeur flamboyante. Ses pans de flamme bougent, étranges flammes qui ne chauffent pas, ne font pas mine de me brûler, ne me grillent pas la peau. Elles dansent devant moi. Pour moi ? Et j’entreprends de les traverser. Un pas, deux pas, encore un, les flammes sont tout près maintenant, à les toucher. Alors, je tends la main. Traverse le rideau animé, les rougeurs exaltées qui me séparent de l’autre monde.
Encore un pas.
Au milieu de la paroi dansante, mon corps s’intègre. Devient flamme. Sans douleur ni effort, sans peur ni ambition, je me sens adopté par le feu qui ne brûle pas, les flammes qui ne blessent pas. Je m’immobilise au milieu de la paroi, ferme les yeux, la bouche, et inspire profondément. Les flammes me pénètrent, sans violence ni hésitation, les flammes m’emprisent et me contiennent. Elles sont douces, ces flammes ! Elles sont tendres ! Mon corps s’inspire de plus en plus grand de l’odeur bonne du feu, mon corps se dépose en petit tas fondu – mais je n’ai pas souffert – mes pieds s’impriment dans la pierre en fusion du sol – mais ils n’ont pas eu mal – et mes mains… mes mains posées le long de mes cuisses… mes mains se serrent l’une à l’autre et pointent vers le haut.
Sur une dernière inspiration, je m’abandonne. Les flammes disposent de moi. Je disparais.
Je me reforme. Progressivement. Bientôt, à l’identique. Nulle trace de flamme, de paroi, de mon holocauste. Nulle trace, nulle chaleur, nulle odeur. Seuls sous la peau de mon avant-bras droit, juste au-dessus du poignet, des vaisseaux rougeoyants qui s’allument et scintillent. La marque d’un instant éternel.
Le sous-sol du Château est redevenu sombre et tranquille. Je m’assois et ferme les yeux. Hors de la chaleur engourdissante, mon nez perçoit une présence proche, une source humaine, animale, odorante qui s’invite. Mes yeux n’ont pas trouvé la lumière, mais mon nez, mon souffle, mes oreilles sont activées par la présence.
Je ne suis plus seul au Château.
Allongé sur le sol en terre battue, les bras le long du corps, la tête bien calée par une pierre étonnamment confortable – elle s’adapte parfaitement à ma nuque ! – je ne dors plus. Les yeux fermés, j’inspire à grandes goulées les effluves de l’inconnue – oui, la présence est une femme – qui a créé un espace commun. La bulle qui nous contient est spacieuse, élastique, remplie d’une mousse douce. L’inconnue est une dauphine et moi un dauphin, on nage et s’entremêle, nos deux corps tournent sans effort, respiration évidente, mouvements souples et aisés. Légèreté partagée.
Immobile, pourtant je voyage. De grandes traînées bleues cinglent mon champ de vision, traînées scintillantes quand elles écrivent le sillage de l’inconnue, traînées plus hachées quand je recroise mes propres traces. Traînées poussiéreuses, oui, mais d’une poussière lumineuse, humectée, qui s’infiltre avec aisance dans les narines pour tapisser les poumons d’une odeur rêvée. Les bulles qui ressortent de mon nez se mêlent dans le bleu aux expirations de l’Inconnue qui semblent me parler. Oui, je suis convaincu que nos bulles se parlent, d’ailleurs elles s’accouplent, fusionnent en petits éclatements de surface, comme deux bulles de savon qui s’abouchent et croissent. J’aimerais mieux l’entendre elle, l’inconnue qui danse dans l’eau commune, m’approcher et enlacer son corps de dauphine, mais seules nos bulles se mêlent. Une forte conversation, une conversation sans bruit mais à l’intensité sans doute et qui dit, oui, qui dit tout ce qui n’était pas dit, qui dit, enfin, tout ce qui est insu : les regards échangés, les approches délicates, les mains qui se frôlent, les airs qui s’agitent au froissement d’étoffes, les instants multiples de rencontre terrestre qui sont ici filtrés par le bleu, pourtant ils existent.
Je chavire. Me noie dans l’eau de l’inconnue, ne sait plus me poser, rien n’est plus pierre, terre ni air, tout est eau autour de l’inconnue et me lie à elle par une chaîne de bulles, jusqu’à la dernière qui éclate et projette dans mon ciel une phrase : « Je m’appelle Frieda. »
Je m’éveille en sursaut. L’air est toujours sombre. La bulle a disparu. L’eau s’est évaporée. Seule rémanence, la phrase : « Je m’appelle Frieda. » Je me redresse, m’assois. Mes mains touchent la terre, cherchent le corps, mon nez palpe l’air épais, traque l’odeur. Mes oreilles pointent vers le ciel, s’attardent au moindre bruissement, au plus fin son provenant d’entre les murs distants. « Frieda, du Village ? » je demande à haute voix. Mais la phrase a disparu. Nulle réponse n’apparaît. Dans la petite pièce où j’étais endormi, plus rien n’est aussi clair que dans mon rêve. Je pars à la recherche de Frieda. En rêvant, en écoutant. En laissant filer ses mots le long des oreilles, sous les tempes, dans le cerveau, qu’ils perdent leurs sens dans les circonvolutions. Qu’ils rebondissent contre la boîte crânienne, se griffent les uns les autres, se bousculent et se détruisent. Qu’ils descendent le long de l’œsophage jusqu’à l’estomac, traversent la poche acide, s’épanouissent dans les recoins de l’intestin. Et que je les digère.
Les mots de Frieda parlent d’une histoire d’amour. Mais triviale. Mais roulée dans la poussière. Les mots de Frieda parlent d’une rencontre indispensable. Mais triste. Mais perdue. Ils parlent d’une histoire étrange, oubliée, venue d’ailleurs, une histoire où il était question, oui, d’un château, d’un village et d’une union. Une histoire aux mots vite indistincts car les murs du Château étouffent leurs résonances. À peine sortis de la bouche ils filent et disparaissent, vont s’enfoncer entre les pierres mal serties des murs des basses-fosses du Château.
Je réalise, oui, que je suis emprisonné. Les parois de feu traversées sont maintenant rigides, refroidies, les parois d’amour sont devenues solides, immuables, les mots de Frieda qui m’entraînaient dans la danse bleue se sont échappés. Affolé, je cours à tâtons, mes mains sur les pierres chaudes et vibrantes, un coussin d’air guide sa paume contre les murs, m’attirant dans une direction infinie. Je percole entre les pierres, les poussières, les vieilleries accumulées que j’évite au hasard, je progresse mais le ventre du Château est profond. Ses recoins, insondables. Ses détours, imprévisibles.
Les mots de Frieda font nid dans mon ventre et enfantent d’un petit dialogue impromptu.
Qui es-tu ?
L’arpenteur.
Que fais-tu ?
Je mesure.
Pour qui travailles-tu ?
Je n’en sais rien.
Et que veux-tu ?
Vouloir, vouloir… toujours vouloir… est-ce que je sais, moi ? Ce que je veux… ce que j’aimerais, oui, voilà : j’aimerais savoir ce qu’on devient, savoir ce qu’on fait, après, de la peau qui recouvre notre rouge et qui nous protège. Savoir à quoi servent nos organes quand ils ne sont plus en vie, savoir ce qu’on fait du sang qui bouillonnait, de l’oxygène qui fouettait mes cellules pour bander mes muscles, gonfler ma verge, aérer mon cerveau.
D’accord. Mais de moi, que veux-tu ?
De toi… oui, de toi, je voudrais me rouler dans la terre et m’imprégner de ton corps. De ta chaleur. Me perdre en ton sein. Ne plus sentir l’isolement. De toi je voudrais perler mes gouttes de sueur et te les étaler sur le corps avec le dos de la main. De toi je voudrais…
Stop ! Tu n’y es pas ! Tu ne me comprends pas. Tu ne me connais pas.
Non, Frieda. C’est ainsi. Je ne te connais pas.
Alors…
Alors… ?
Alors, cherche.
Frieda est partie, du moins, son ectoplasme, apparu brutalement aux tréfonds de sa grotte et qui m’a réveillé d’un drôle de rêve où je mesurais sans espoir de conclure la longueur infinie des murs d’enceinte du Château, est parti. Restent, dans mes poings serrés, quelques marques de son agitation, et une nouvelle détermination : retrouver les traces de Frieda. Alors, creuser. Sous la terre, la trame, fils tissés des générations passées qui se tendent, se croisent et s’agrippent. Parfois, se déchirent. Souvent s’entremêlent.
Dessous, les fondations.
Le Château a une histoire. Longue, sombre, d’un doux éclat de bronze juste luisant, fondue de génération en génération depuis que la lumière fut. Elle s’écrit, ou se dit, ou se sent, de maîtresse en maîtresse du Château. De maîtresse, oui, voilà ce qui m’apparaît enfin : le Château n’a pas de maître. Seulement des maîtresses. Son histoire est vulvaire, reproductrice et sereine. Aucune guerre de succession ni prise de pouvoir meurtrière, aucun épanchement de sang autre que celui qui rythme la vie et les naissances.
Je crois comprendre maintenant. Entrevois le rôle de Frieda, ses paroles qui m’ont attiré ici. Qui m’ont retenu. Les mots échangés qui n’ont d’autre but que de me trouver une place. Que je m’inscrive dans la lignée du Château. D’embryon en naissance, de naissance en enfance, d’enfance en grandeur, j’ai erré dans les couloirs et les corridors, les vestibules et les halls, les passages et les entrées, les portes et les portes ; d’étage en étage, de sous-sol en combles, de chambre en chambre, de dehors en dedans, de fenêtre en ouverture. Ignorant. Inconscient. Désorienté.
Je saisis maintenant : les mots de Frieda sont éternels. Ils disent l’unicité du lieu, l’unicité de son rôle, ils disent la nécessité de poser une marque pérenne entre les murs du Château. Sa marque. Leur marque. Frieda et moi. Une nécessité de prendre la suite, trouver sa place, tenir son rang. Et l’évidence que tout le reste déçoit, futile agrément des jours et des heures, inutile accumulation des mois et des années en comptabilité du temps qui reste à la mort. Le reste, hors Frieda, hors le Château, n’est que décompte et survie. Ici est la vie. Le sens du présent. La preuve du passé. L’engagement du futur.
Ici est la vie.
Hilare, j’inspire bruyamment, la tête me tourne, mes pieds décollent et s’agitent dans l’air, mon corps derviche se jette en spirale et danse dans l’attente de Frieda qui me doit des mots. La vision de Frieda se floute à mesure que je tourne, mon vertige l’emporte, la vision de Frieda s’estompe et mon esprit déraille : s’agissait-il bien de Frieda ? De ma Frieda ? N’était-elle pas elle aussi vision d’un spectre, émanation d’une âme ancienne venue m’enjoindre ? Et ne faut-il pas encore chercher, encore traquer, encore pister ma véritable Frieda qui doit, oui, m’attendre ?
S’agissait-il de cela, simplement de cela ? Entrer au Château, en explorer les recoins, en franchir les obstacles, et trouver Frieda ? S’agissait-il de cela ? Confus je toupie en plein air, les pieds décollés du sol, les yeux incapables de retenir les murs qui défilent à une telle vitesse que les joints entre leurs pierres forment bientôt des lignes infranchissables, me voilà encerclé par des lignes grisâtres qui me maintiennent en place et m’empêchent de m’envoler. En folie. En spirale ascendante décolle du sol et prend son envol.
Le Château ne finit pas car il n’a jamais commencé.
Une petite phrase s’invite sur les parois de mon maelstrom.
Le Château ne finira pas car il ne commencera jamais
La petite phrase pique et pointe entre mes côtes, cravache ou aiguillon qui me fait monter plus vite vers l’extérieur. Vers la sortie. Hors du sous-sol aux mystères.
J’ai compris le Château. Perçu l’étendue, tracé les lignes, exploré les recoins, hauteurs et profondeurs. Sur les plans détaillés des escaliers, j’ai reporté des murs et des portes, découvert des caches et des pièges. Le Château est maintenant couché sur un papier épais aux plis bien marqués, comme soulignés d’un ongle féroce, mon reportage se doit d’être exact.
Pourtant.
Pourtant…
Il manque.
Il manque…
Mes mots refrainent sans suite, je m’échappe au grand jour.
L’extérieur est constant. Inchangé. Apaisant. De retour sur le perron, la lourde porte d’entrée dans son dos, je retrouve la lumière dorée. Le vent. Les bruissements asynchrones des feuillages dans l’allée. Les mollusques fossiles incrustés dans la pierre. La perspective étirée de l’allée centrale. Au loin, la grille du combat. Rien n’a changé, si ce n’est moi. J’inspire à grandes goulées extatiques. Mes poumons acquiescent, mon nez palpite, je suis libre de tourner le dos au Château et repartir en sifflant, mains dans les poches, pieds allégés, ventre comblé.
Je pose un pied sur la première marche du perron. La porte lourde grince. Je crois entendre mon nom derrière le crissement du bois noir, dans le courant d’air qui s’échappe de l’entrebâillement. L’air le suspend alors que je tente une jambe vers la seconde marche. L’air me retient, puis m’attire. Mon nom ne fait plus de doute maintenant. Et derrière son nom, une suite de mots qui se placent, désordonnés, pour finir en une phrase : il manque une union. Le Château ne me laissera pas s’en aller, il manque une union. La voix de Frieda me précise : tu dois t’unir ici. Tu le dois. Alors, je retourne à l’intérieur retrouver le hall l’escalier le couloir les chambres et le reste. À la recherche d’un endroit où m’installer. Le mot « unir » rebondit contre les circonvolutions de mon cerveau. Rebondit de neurone en neurone en suivant les synapses, éclairant dans son intention particulière un chemin sous mon crâne qui maintenant ressemble à une carte. La carte du mariage de l’union permanente avec celles du Château. Les femmes, ombres ou spectres, chair ou squelettes rencontrées depuis son entrée. Elles m’entourent dans le hall et j’entends leurs injonctions. Leurs demandes. Leurs désirs. Tandis que mon nom retentit au-dessus, par-delà, loin, là-haut. Mon nom teinté de l’espoir d’accoupler.
Frieda a disparu d’un « au revoir » définitif, ne laissant pas de place pour un recommencement. Je ne suis pas déçu. Je n’attendais rien de Frieda, elle était d’une génération autre, ancienne, passée. Je cherche l’union dans le tumulte acoustique qui m’entoure, j’y décèle une voix au timbre percutant et rauque à la fois, voix multivoque qui chante, parle et crie dans le même souffle. Une telle voix, sûrement, saura insuffler ce qui manque à ma vie. Elle perce, plane et pointe du haut des notes qu’elle émet et je la suis. M’envole dans le hall sans besoin d’escalier, sans marche ni rampe ni aide d’aucune sorte. Mes pieds battent l’air et je plonge vers le haut, suivant la voix qui me tracte de ses cris brefs et jappements joyeux vers l’union, oui, vers notre union, là-haut tout là-haut, dans l’air. Presque arrivé au sommet, la tête sur le point de cogner, je m’arrête net dans un équilibre novice.
Un nouveau monde, où l’attraction de la voix équilibre celle de la terre.
Je flotte, entre deux airs.
La voix d’Olga – oui, c’est maintenant d’Olga qu’il s’agit – rit une note longue modulée de petites vibrations et variations, mais il s’agit d’une même note. Une note qui dit exactement une histoire. Une seule histoire. L’histoire de la rencontre avec Olga.
Oui, je vais m’unir à Olga. Comme il est dit : tu prendras homme, et femme te prendra.
Comme il est dit : sous le dais de l’union tu verras l’homme, et femme te verra.
Comme est dite de manières variées, toujours circulaires, jamais contestées, l’obligation de la noce.
Mon corps propulsé vers le bas atterrit sans heurt ni violence dans le hall. Je me regarde dans les mosaïques réfléchissantes, croise du regard mon ombre projetée sur les murs. Je tends l’oreille pour entendre son souffle réverbéré partout autour, comme un bruyant cyclone.
Comme il est dit : tu trouveras, ici, raison de rester.
Comme il est dit : tu trouveras, ici, l’obscurité de la chambre à s’unir.
Je me redresse le torse. Me tiens bien droit et pivote lentement, comme à la parade. Dans mon champ de vision se trouvent des femmes multiples. Certaines vivantes, d’autres suggérées, d’autres encore, évanescentes. Elles ont en commun des yeux qui me jaugent. Me soupèsent. M’inquisitent. Des yeux qui estiment le cas qu’elles feraient de moi. La possibilité d’une union. Ou l’impossibilité.
Des yeux verts me percent. Ils me fixent. Je retiens mon souffle le temps que s’exhale le parfum qui les anime. Des yeux verts aux cheveux roux qui se nomment Olga.
Notre histoire est née d’une rencontre fortuite. Comme il est dit : tu trouveras homme, et femme te trouvera, et unis vous serez aux nuages de la vie.
Comme il est dit : jamais homme ne perdra, jamais femme ne perdra, jamais l’union ne défera. Car elle est universelle et pérenne.
Olga avance et, de ses pas, sans ménagement repousse toutes les silhouettes des possibles féminines qui gravitaient, tous les souffles odorants et parfums étrangers qui empiétaient. Elle s’avance vers moi. Centré, je ne bouge plus, et attends.
La noce va commencer. À cette noce, je pourrais m’arrêter. Recevoir Olga en offrande, poser mon train de pensées sur les dalles de l’entrée et convenir avec Olga de la chance que j’ai. Festoyer, célébrer, glorifier le corps et l’esprit dans l’union.
Oui, si Olga…
Devenir maître du Château sans autre forme de procès.
Oui, si Olga…
Inviter mes précédents à des noces célébrées à la va-vite, en urgence de ne pas rester seul. Creuser les murs, entrouvrir des passages, enfoncer des béances, trouer le Château. Être le dompteur.
Oui, si Olga…
Fasciné par la beauté, impressionné par les cheveux roux aux yeux verts, étranglé de pression par les mains aux longs doigts fins et forts qui me prennent en gorge et me canalisent, je ne peux résister. Incapable de transformer le Château en vulgaire maison pour y habiter. Je vois en Olga une châtelaine d’exception, une puissante seigneure qui mérite d’investir le Château, non de le détruire.
Oui, si Olga…
Si Olga l’avait voulu, elle m’aurait convaincu de déposer les murs, pousser les murailles, fondre la grille en une boule de métal brûlant qui refroidissant aurait roulé le long de la colline jusqu’à se perdre au fond de la rivière. Elle m’aurait convaincu de brûler la porte, moudre le perron jusqu’à ce qu’il redevienne sable, inonder les caves, abattre les charpentes. Ne pas garder, oui, ne rien garder, tout jeter, que rien ne subsiste du Château.
Si Olga avait, mais elle n’a pas. Si Olga voulait, mais elle ne pas. Si Olga, mais.
Oui, si Olga…
Je déambule au bras d’Olga, parcourant toute l’étendue de notre demeure sans en perdre une syllabe. Car j’ai épousé, elle est demeurée, nous sommes devenus. La petite vrille qui me taraude le cœur n’en finit pas de tourner. La noce a sonné. Tonné. Donné. La noce a composé la vie à venir et ainsi s’éteint toute fuite. Convoqué en justes noces, j’ai posé mes mains sur les hanches du Château, des hanches établies et louables. J’ai posé mes mains et mon cœur s’est collé.
Oui, je suis en noces. Oui, Olga est restée. Oui, la vie continue.
En couple nous allons nous enquérir des spectres. Dans le couloir, dans l’allée, dans les chambres. Fort civils, nous observons sans moquer, les mains fermes et le regard plat, sans aucune hésitation, sans plus de gêne que si nous avions mille ans et les clés du domaine au fond des poches de nos manteaux d’âge. Nous sommes chez nous. Devons l’occuper, maintenant, ce château, le reprendre, l’approprier, le détruire s’il faut. Nous sommes chez nous. Je suis chez moi. Olga est chez elle. Nous sommes chez nous.
Mes allées et venues ont fini de troubler l’ordre cosmique, mes élucubrations aberrantes ont fini d’alourdir l’air et les respirations. Nous sommes chez nous. Je suis chez moi. Il n’y a plus à dire, mais à être. À faire. À vivre. Créer, procréer. À vivre dans la lumière châtelaine, loin des culs de basses-fosses et des souterrains mortifères. Il y a à vivre, à enfanter, à donner des vies au jour, des souffles au monde, à faire sursauter les entrailles de la terre et vaciller les tours du château, de leur morgue se rire, de leur attitude hautaine se défaire. Il y a à vivre maintenant contre les pleurs et les sons de la pierre qui contredisent les envies. Plein de sève et de vigueur retrouvée, en Olga je vais m’épanouir, ensemble nous déferons.
Défaire. Se déprendre. Et refaire.
