Et pourquoi pas ?

Il y a des questions qui ne se posent pas. Celles dont les réponses sont dans tous les manuels de savoir-survivre touristiques : où voir les plus beaux temples ? Où skier la meilleure poudreuse ? Quand admirer les cerisiers en fleur ? Des questions simples aux réponses aisées. D’autres, plus subtiles, qu’on se retient de poser de peur du ridicule. Du regard supérieur. De la honte de ne pas avoir su. D’avoir zappé les codes. Des questions dont on rit, quelques années plus tard, de les avoir simplement formulées : pourquoi ne voit-on pas de valises dans le Shinkansen ? Combien faut-il laisser de pourboire au restaurant ? Comment fonctionne le tableau de bord du siège des toilettes ?

Mais pour celui qui marche dans Tokyo, qui arpente sans arrêt les avenues sans fin, les petites rues tortueuses, qui passe sans ralentir d’un quartier à un autre, d’un centre-ville à un autre, d’un pôle à un autre, sentant peu à peu le confort des vêtements se dégrader, les marques de l’air de la ville lui peser, il est une question insistante qui s’invite fréquemment : où se dénuder à Tokyo ? Oui : où s’adonner au bonheur d’être nu, dépouillé d’artifice, délivré des textures variées, raides ou souples, agréables ou rêches, dans un appareil qui s’il n’est pas le plus simple pour nombre d’Occidentaux, reste le plus élémentaire ? Et une fois nu, pouvoir se baigner. S’immerger. Se purifier le corps et les voies respiratoires de l’air, la senteur, la poussière. Dans la ville du beau, du chic, de l’élégance discrète et superlativement chère, dans la ville où tous rivalisent pour s’attirer les grâces des meilleurs créateurs, dans cette ville de la sape ultime, l’étranger de passage peu au fait de la profonde amitiés des Japonais pour leur bain peut parfois se demander s’il est bien concevable de se mettre à nu.

A cela, une seule réponse : et pourquoi pas ? Ou, comme aurait dit Shoei Imamura : Eijanaika ?

Dans l’Edo d’Eijanaika au temps du Shogunat, on tombait vite fait le yukata pour profiter d’une eau puissante et forte en goût qui vidangeait un alcool riche en degrés. Dans l’Edo d’Eijanaika on pouvait vivre, travailler, lutter, boire, aimer, et puis éliminer toute trace d’impureté en allant se baigner. Tandis que dans le Tokyo moderne que j’arpente, policé et embourgeoisé, on cherche parfois longtemps et parfois loin, le lieu de la peau nue. Jusqu’à se demander, dans un accès violent de paresse, s’il ne serait pas plus simple de rester cet Occidental mal dégrossi content de se doucher furtivement dans l’intimité de sa cabine. A cela, une seule réponse, impérative : on ne peut pas séjourner à Tokyo sans se rappeler que le Japon est le pays des entrailles de la terre qui fument et se déversent en pleine montagne, en pleine campagne, en pleine forêt. Cette eau et ce feu sont bien toujours là, qui s’invitent même en plein cœur de la ville-monde par le souvenir d’un onsen magique sur la presqu’île d’Izu, la cuve à même la roche creusée au cœur de collines arborées pleines des démons souriants de la manga-graphie japonaise, ou encore par ces images d’onsen en série, parfois kitsch, parfois magiques, de l’île de Kyushu et son Oita-mania… Non, malgré le culte de l’élégance et l’exigence de l’apparence, on ne vit pas à Tokyo sans vouloir un jour déposer ses vêtements et se plonger nu, pur et simple, dans l’eau régénératrice aux émanations telluriques. Pourtant, on n’est pas, là, en pleine nature, puisqu’on est à Tokyo. En pleine ville. En plein siècle. Loin d’Edo. Alors, on s’adapte, et on espère

Et pourquoi pas ?

Ces réflexions me narguent tandis que je longe la rivière Sumida depuis le pont de Ryogoku. En quête d’histoire gastronomique, je cherche le marché de Tsukiji et ses ventes à la criée. N’y trouve, déçu, qu’une série de panneaux portant la nouvelle adresse du marché aux poissons ; et tout autour, pléthore de comptoirs à sushi de thon rouge et bouchées d’huîtres géantes qui survivent à la fin d’une ère. Fâché de l’artificielle concentration qui évoque une reconstitution Hollywoodienne, un décor à la Cinecitta, je continue ma descente vers la baie de Tokyo. Et plus j’avance, plus s’accumulent sur ma peau et mes pores, dans mes narines et sur mes cheveux, les traces de la marche citadine, plus ma question restée sans réponse me taquine : où se mettre à nu à Tokyo ?

La réponse approche.

Pour aller à Tokyo se laver de la pollution courtoise mais tenace, la discrète invasion, la grise couche de ville, il faut traverser encore quelques bras, franchir des embouchures, aller au loin, un peu à l’écart, survoler l’île d’Odaiba, artificielle et ludique, pour finalement arriver à l’Oedo onsen monogatari – l’onsen qui raconte l’histoire de l’ancienne Edo. Ce bain, ou plutôt, ce parc à thème thermal, est situé bien à l’écart, Tokyo la distinguée peut-être gênée de son côté artificiel, de sa reconstitution historico-plastique de l’ancien Edo avant Tokyo. Et, j’avoue, il ne subsiste pas grand chose d’Eijanaika dans ces ruelles reconstituées, rien non plus de l’ancien quartier de Ryogoku dont on dit qu’il s’inspire, quartier de sumo, truands et tripots, truculence populaire, gourmandise bruyante et sexe tarifé, éruptions de violence et envies de liberté. Non, à l’Oedo onsen monogatari, l’histoire se raconte en version grand public, expurgée, policée et propre sur elle.

Pourtant, l’ambiance est là. Une certaine ambiance.

Passée la porte monumentale, trouvé le vestiaire adapté, les affaires posées et le corps dénudé, on se promène et on goûte l’ambiance des beaux bassins variés et accueillants. Ambiance des corps nus qui se croisent avec simplicité. Bruissements, claquements et clapotis de l’eau qui entoure, du ruisseau que l’on suit dehors pour retrouver la fraîcheur d’un Japon d’extérieur. Ambiance, encore, des masseuses omniprésentes – mais attention, pas de câlinerie dans le temple de la bonne santé ! Sans merci on se fait reconstituer la voûte plantaire, réactiver l’estomac, le foie et les reins de longues et profondes pressions sous-podales, on se fait reconfigurer la carte du tendre par des phalanges peu amènes qui impriment l’essence du massage à la japonaise. Peu à peu, le corps s’installe dans cet univers accueillant, animé mais au calme, fréquenté mais tranquille. Et lorsqu’une fois lavé, baigné, séché, vêtu de son yukata on retourne dans la grande salle, on croise les amis, couples et familles qui déambulent, on découvre avec plaisir les propositions gourmandes des izakaya, bars à sushi ou à takoyaki, soba et tempura, on s’adonne à la bière qui achève de détendre le corps frappé de tant de confort.

On respire. On est bien. Lavé, la peau lissée, les pieds rétablis, les organes revivifiés, on est prêt à retrouver un Tokyo contemporain qui, s’il n’a plus rien d’Edo, accepte sans condescendance tout son héritage thermal.

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