La Régis

La Régis, c’est un concept.

Fulgurance du ventre, invasion des papilles par le chaos des possibles, la Régis prône une vision purement existentielle de la gourmandise. On ne naît pas gourmand, il n’y a pas de gène du goût, on n’est pas de la race de la mange mais on peut le devenir en pratiquant la Régis avec application, avec persévérance et, pour les plus inspirés, les plus assidus, avec talent. Ses multiples déclinaisons, « se la jouer comme Régis », « passer en mode Régis » ou plus simplement « se faire une Régis », procèdent toutes d’une même démarche spécifique qui demande quelques éclaircissements. Se faire une Régis, donc, c’est doubler, tripler, voire, plussipler son appétit pour le transformer en une bombe à retardement de bonheur. Une Régis, c’est la promesse d’une mèche lente déclenchant les multiples explosions à effet retard d’une joie exultante, puis la lente et jouissive distillation de la recherche de l’appétit parfait et du juste mets.

Mettons-nous d’accord sur les conditions : une bonne Régis suppose qu’on se trouve au bon endroit. Un endroit d’où sont accessibles, à pied et sans se presser, quelques pépites gastronomiques des plus affriolantes. Par exemple, le quartier de Miraflores à Lima. La rue Sainte Anne à Paris. Dotonburi à Osaka. Pour une Régis sincère et fructueuse, il faut identifier le filon de la mange, la belle veine du ventre de la ville, l’épicentre du plaisir gustatif.

Autre condition : la curiosité. Une Régis ne relève pas d’une gloutonnerie sans imagination, elle n’est pas une tentative de vautrage sauvage et grasseyant, une explosion sous-ventrière sans conséquence ni planification. Non, une Régis – je l’aime, ce Régis, je ne peux évoquer mes joies culinaires sans penser à lui ! – une Régis donc, se fait avec élégance. Discernement. Sans ostentation. Sans précipitation. Avec devant soi tout le temps et en soi toute l’assurance du parfait gourmet qui a préparé son coup bien à l’avance, et le met à exécution.

Mais exactement, de quoi parle-on ? Rien de tel qu’une petite mise en condition par l’exemple.

Imaginez-vous donc en train d’errer aux alentours de midi et de la rue Sainte Anne, le ventre en tension, les papilles en survêtement, les mains prêtes à saisir des baguettes, les doigts convulsivement serrés sur leurs propres jointures. Imaginez-vous donc affamé, décidé, à la recherche du déjeuner perdu. Et voilà qu’une troupette d’anges gastronomiques s’ébattent au-dessus de votre ventre impatient, chacun susurrant ses petites suggestions : « sushi chez You… tonkatsu sando chez Aki… Karaage de l’Abri… » Toutes ces paroles vous laissent perplexe et, devant l’embarras des choix, démuni. C’est alors qu’une autre voix, plus fort, une voix supérieure de connaisseur éprouvé vient surmonter ces angelots désordonnés et vous dit : « pourquoi te limiter ? Mon Freddo, fais-toi donc une Régis ».

Dont acte.

Commencer par s’installer au comptoir de chez You, demander une paire (oui, une seule) de sushi de toro au chef dont le flegme recouvre à peine la déconvenue. Fermer les yeux, ouvrir la bouche et tel l’enfant prêt à la surprise, déguster le contact délicat de la chair rose aux stries bien détachées sur la langue qui peine à rester en place dans l’attente de son premier câlin.

Cet en-cas bien dégusté, ne pas hésiter à stopper – une bonne Régis se fait avec détermination – puis expédier les trivialités (féliciter, se lever, payer) pour sortir dans la rue. Marcher. Laisser les premiers intrants de votre fermentation interne démarrer leur travail en se dirigeant vers l’Abri Soba pour une seconde dégustation. S’asseoir là aussi au comptoir et sans se démonter commander une seule portion du fantastique karaage. L’attendre face au spectacle de la rangée de chefs affairés puis déguster, croc par croc, crisse par crisse, fonte par fonte, les morceaux de poulet frit posés devant vous.

La Régis, deuxième acte.

A ce stade plusieurs options, tout dépend du temps, de l’envie, de l’énergie. Les papilles maintenant bien en jambes, le ventre détendu mais pas apaisé, vous voilà prêt à conclure… ou non. La raison dirait d’aller chez Aki Café se rassasier d’un demi tonkatsu sando. Oui, un demi, car une bonne Régis n’est pas, je l’ai déjà dit, synonyme d’explosion ni de saturation. Un demi donc, ou alors partager avec quelque voisin curieux, voire, avec la compagnie que vous auriez invitée à cette expérience hors du commun. La raison, encore elle, vous suggèrerait aussi bien d’entrelacer quelques nouilles aux légumes, un petit bol de riz vinaigré, quelques crocs de maki. La raison, oui, vous dirait… Mais la raison n’est pas souvent conviée à ces explorations, d’autant que les voix tentatrices des dodus angelots reprenant leurs discours minent votre détermination. D’autant moins encore que vous venez de passer devant Grillé. Toute viande dehors, toute galette aplatie, la broche vous appelle, susurre un petit nom connu d’elle seule et qui vous rend bien faible, vous transigez avec le rouleur un pur kebab new style sans frites ni raison, version parisianisée de la grillade orientale revenue aux origines pour les revivifier. Quelques bouchées à l’attaque mordante et à la fonte langoureuse, quelques descentes épicées dans le conduit de la joie, et voilà que peu à peu vous calez. Temporairement. Vous hésitez. Finir ou partir, s’avouer repu, contempler avec une émotion mâtinée de lassitude débutante le rouleau compressé qui vous tend encore ses effluves. Mais la Régis a ses raisons que l’estomac se doit de connaître. On ne la finit pas compteur explosé, appétit humilié, papilles saturées. Loin de toute bâfrerie, avec self-control et dignité, vous abandonnez les derniers centimètres de bonheur et quittez le lieu du désir, vous jurant pour conclure cette Régis si bien conduite de ne pas prendre de dessert(s).

A cette seule pensée votre ventre se contracte. Votre volonté se rue au-devant de vos envies pour les empêcher d’errer. Car un piège vous attend en bas de la rue Sainte Anne, une embuscade de plaisir sur le trottoir d’en face, l’annexe purement Mochi Mochi d’Aki qui pimpante et guillerette vous expose sans vergogne ses rondeurs délicieuses aux faux airs de jouets.

Les quelques cent mètres qui vous en séparent sont les témoins effarés d’une lutte sans merci. Serez-vous ferme et décidé ? Digne d’une Régis mesurée ? Ou bien plongerez-vous dans le vautrage glucosée de la mousse aérienne aux mille calories masquées ?

Réponse au prochain passage piéton.

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