Elle

Partir. Se laisser agenouiller. Incliner la tête. Attendre, la nuque dégagé, la joue contre le bois souillé de leurs sangs.

Partir. Se laisser attendrir d’une main, se laisser contrôler de l’autre.

Déplumer ses ailes, dépoiler ses peaux, appeler le lien de la chair à la lame.

Les pensées se mêlent dans l’esprit de Sol. Attentes insatisfaites, attractions abandonnées.

Sa vie. Son sang. Son âme.

Elle.

Partir. Attendre la main qui férira.

La voie de la fin est sans doute, une pure ligne guidée de poteaux tendus de fils barbelés. Un chemin que Sol a parcouru en esprit jour après jour, les yeux rivés sur l’issue invisible depuis sa fenêtre, les oreilles tendues comme un loup à l’affut, le nez palpitant à la recherche des traces. Mais seul son sort lui est permis. Les autres, sont disparus. Envolés. Évanouis comme les spectres qu’ils sont devenus depuis le Bouleversement.

Comme Elle.

Elle y a échappé. Elle s’est préservée. Elle, enfin, est sauvée. Sol pense à Elle comme une vie antérieure, de celles qu’on lit dans les livres quand le feu va s’éteindre, que les lumières se font rares et que le froid vous emprise. Au cœur des cavernes où l’on se cache, au fond des souterrains où l’on survit, entre les gaz délétères et les bruissements de rat.

Elle, sûrement, survit. Elle, sûrement, ne se laissera pas flétrir.

Leur vie était exemplaire. On les montrait du doigt, on les accueillait d’un coup de menton et les yeux baissés, à la fois fiers et jaloux de les avoir connus. Ils étaient beaux, généreux, amoureux, rayonnants.

Maintenant, c’est Elle, seule.

Sol se tend, son dos s’élargit, il revient un instant au temps d’avant, quand la vie était forte et qu’il était vainqueur.

Le bruit de l’acier grattant le fourreau lui fait un triste rire. Vainqueur, mais de quoi ? Vainqueur de l’évidence, vainqueur de la facilité. Vainqueur des pauvres et des déshérités qu’on ignore. Jusqu’au Bouleversement. Le temps de la traque. Des pensées morbides. Des disparitions nocturnes et des réveils glacés.

Ses épaules rentrent dans le rang tandis que des phrases absconses débitées sur un ton monotone s’égaillent au-dessus de lui. Et qu’on approuve. Des « Hmm ! » et des « Ah ! » de contentement s’élèvent de la masse humaine agglomérée autour de lui. À peine si on le laisse respirer pour son dernier moment.

Elle, sûrement, a su s’échapper. Elle continuera de vivre leur idéal, leur beauté et leur facilité, l’aisance à se mouvoir qu’ils partageaient. Leur félinité. Elle, sûrement, va les reproduire. Leur enfant – oui, il en est sûr, elle est enceinte de lui – leur enfant sera la première pierre du renouveau.

Sol esquisse un sourire. On l’a eu, lui. On ne l’aura pas, Elle. On ne l’aura pas, leur enfant. On ne l’aura pas, la vie future de lumière et de joie. Il étend le cou, offre une belle tranche à son découpeur, qu’il ne le rate pas. Il va partir soulagé, de savoir qu’Elle n’est pas là. S’offre à sa dernière pensée pour Elle et la vie du futur, libre et heureuse après lui.

Par-dessus les encouragements sanguinaires de la foule, il entend une voix. Son nom, précis, qui claque ses tympans. Il tord le cou et regarde vers l’arrière. Un petit groupe à l’approche. Une forme, entourée par quatre hommes comme lui l’était il y a quelques minutes, procession des condamnés dans le corridor de la mort.

L’officient lève le bras. L’air se fend au-dessus de Sol. La lame fond sur la blancheur de sa nuque.

Son regard fixe le visage de l’Aimée qui le crie encadrée par la chiourme.

Les yeux dans les yeux d’Elle, il reçoit le coup de grâce.

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